Désaffections et transcendances. Exégèse critique de quelques idées exposées par Bernard Stiegler (I)
Viennent de paraître deux tomes de Mécréance et discrédit, intéressante œuvre de Bernard Stiegler commencée en 2004, avec un texte portant sur la décadence des démocraties, destinée à être suivie par une étude sur une « aristocratie de l’esprit », mais infléchie entre-temps par un détour sur un fait de société désigné comme avènement des individus désaffectés, doublé d’une analyse de deux livres importants, l’un de Marcuse et l’autre de Boltanski.
Stiegler explique dans l’introduction les raisons de ces détours, personnelles et surtout liées à l’actualité récente, notamment aux attentats de juillet 2005 à Londres, dont la spécificité inquiétante est que les acteurs de ce drame ne sont pas étrangers à la société britannique, comme le furent les pilotes du 11 septembre vis-à-vis des USA, mais bel et bien des sujets de sa Majesté, d’origine immigrée certes, mais nés et éduqués en Grande-Bretagne et promis à devenir des citoyens comme les autres.
Les émeutes des banlieues se sont ajoutées pour justifier la rédaction de ce deuxième volet consacré à la crise des sociétés industrielles à l’âge numérique, avec pour intitulé "Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés". L’ouvrage m’a paru suffisamment important pour que je tente d’en livrer une exégèse critique dans la limite de mes compétences.
Bernard Stiegler livre un constat sur l’état des sociétés occidentales du moment.
Les modes de production et de consommation y sont décrits de telle manière que soit mis à jour un phénomène transcriptible en une formule.
L’esprit du capitalisme n’a pas changé, mais le « capitalisme » a détruit l’esprit. Autrement dit, le mode d’existence contemporaine conduit à une perte des capacités de sublimation des individus.
Plus explicitement, d’après Stiegler, on assiste à un déficit d’individualisation psychique et collective, et donc, à un déficit de surmoïsation, en référence à la terminologie freudienne, mais aussi en écho aux idées de Simondon sur la transindividuation, ce qui signifie création d’un esprit collectif, d’un « nous » au sein de l’individu, et, d’un point de vue ontologique, de la fabrication du un à partir du multiple, ce un sans lequel les sociétés ne peuvent perdurer comme ensemble d’individus existant par eux-mêmes tout en se sentant reliés par un passé et un avenir commun.
Cette thèse tient donc en une formule, déficit spirituel, mais se décline en de multiples aspects, car le processus de production du spirituel est fort complexe dans les sociétés hyper-industrielles. Et plutôt que de production, c’est de sclérose, inhibition, délitement spirituel qu’il est question. Destruction de l’économie libidinale, écrit-il pour signifier un processus d’existence altérée où la sublimation est oblitérée par un trop-plein de consommation, d’affects publicitaires, de séduction et autres fétichismes de la marchandise, et surtout par un mode technologique par lequel le temps de cerveau est occupé par les producteurs d’images et de son.
On l’aura compris, la question est un classique pour l’époque contemporaine. Le monde technique et économique semble engendrer une misère spirituelle et produire ce que Stiegler appelle des gens désaffectés, comme il y a des usines désaffectées, sans travailleurs, sans âme. L’individu désaffecté possède un esprit rétréci, le conduisant à errer, à se composer avec la bêtise, à se repaître dans le ressentiment, les attitudes addictives, avec, dans le pire des cas des comportements suicidaires, certains, « ordinaires » et banalisés, comme les excès de vitesse sur la route et autres comportements à risque, ou bien excessifs, dans le cas extrêmes des attentats.
L’esprit, au lieu de civiliser l’âme lorsqu’il a mûri, laisse par son absence se développer les furies de la bête sommeillant en l’homme. Etre désaffecté, c’est aussi disposer d’un corps-monde sans savoir l’habiter. On dit d’un individu ayant perdu la présence d’esprit qu’il ne sait plus où il habite. L’homme désaffecté ne sait pas comment habiter. Lui fait défaut quelque chose d’essentiel, selon Stiegler, le savoir-vivre, l’un des fruits de l’esprit avec la connaissance, l’amour, le sens de la justice, l’éthique, l’accès à l’esthétique.
Les lignes suivantes tentent d’exposer, en suivant un ordre thématique, le diagnostic porté par Bernard Stiegler sur la société du XXIe siècle commençant, tout en proposant quelques remarques critiques visant à ouvrir un élargissement de ce diagnostic vers d’autres directions. Texte complet ici
Comme le laisse entendre Stiegler, ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce discours des élites technocrates européennes sur une économie des savoirs comme avenir de l’Europe, alors qu’au sein des sociétés la composant, peu à peu, certains des savoirs fondamentaux se délitent, laissés en friche ou bien de côté. Bien évidemment, la question européenne déborde du cadre sociologique, mais sans ce cadre, elle ne peut être déployée. Mais avant de penser l’Europe, il est nécessaire de comprendre et de décider le type de société que l’on souhaite voir se constituer.
Dans cette éventualité, séparer les savoir-faire, savoir-vivre et savoir-être offre la possibilité de les mettre en opposition ou en complémentarité, et d’opérer des choix clairs. C’est surtout entre les deux premiers que les alternatives se posent. Par exemple, quels savoirs de base transmettre aux jeunes générations ?
On comprend vite que le savoir-faire s’adresse à l’individu producteur et utilisateur du système, alors que le savoir-vivre renvoie à l’existence sociale bien au-delà des simples règles de bonne conduite.
Le savoir-vivre inclut des relations de type politique, entre citoyenneté et choix étatiques.Le savoir-vivre, c’est aussi maîtriser et arbitrer son mode d’existence dans un système d’objets proposés à profusion, c’est savoir où sont les choix éthiques, justes et responsables.
Quant au savoir-être, il se peut bien qu’il relève de la sphère privée, comme le religieux, dépendant à la fois du contexte social tout en étant affranchi de ce contexte, le privé coïncidant à la limite avec le sacré, et d’un dispositif qui pour l’instant se détermine selon une alternative entre immanences et transcendances. Autrement dit, le divin effuse-t-il dans l’humain, et comment ?
Vastes perspectives, qui dépassent le cadre de cet article.
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