Le Droit positif suppose-t-il le Droit naturel ? Commentaire d’un texte de Leo Strauss
L'auteur :
Leo Strauss (Kirchhain, province de Hesse-Nassau, 20 septembre 1899 – Annapolis, dans le Maryland, 18 octobre 1973) est un philosophe et historien de la philosophie juif allemand du xxe siècle, émigré aux Etats-Unis à partir de 1937. Spécialiste de philosophie politique, il est surtout connu pour ses thèses sur l'art d'écrire des philosophes et pour avoir étudié la tradition philosophique classique et les idées classiques et modernes du droit naturel, s'opposant ouvertement aux sciences sociales contemporaines. Il a aussi étudié l'histoire de la philosophie juive, en particulier dans sa période médiévale
L'ouvrage :
Droit naturel et histoire, maître livre de Leo Strauss, est reconnu comme un classique de la philosophie de notre siècle, spécialement de la philosophie politique. Leo Strauss illustre et défend l'idée de droit naturel contre tout relativisme historique. Pour lui, le besoin du droit naturel est manifeste. En effet, rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit, que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, on ne contestera pas qu'il existe des lois ou des décisions que l'on déclarera injustes. Au nom de quoi faire cette déclaration ? La réponse est donnée majoritairement de nos jours par les sciences sociales qui rejettent le droit naturel au nom de l'histoire et au nom de la différence entre Faits et Valeurs. Leo Strauss s'inscrit en faux contre cette réduction et plaide pour le maintien de la notion de droit naturel, seule source, selon lui, d'une pensée du Juste et de l'Injuste. Depuis Grotius (Le Droit des Gens), la notion de droit naturel est au principe de la philosophie politique moderne (Hobbes, Rousseau...). Dans sa forme classique, le droit naturel est lié à une perspective téléologique de l'univers. Comment le repenser sous une forme actuelle ? Tel est le dessein de l'ouvrage de Leo Strauss. Écrit dans une langue très claire et précise, proposant des analyses remarquables de Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau et Burke, Droit naturel et Histoire est un livre d'une exceptionnelle valeur.
Le texte :
"Néanmoins, le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd'hui qu'il a été durant des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays.
Or, il est évident qu'il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif.
Bien des gens aujourd'hui considèrent que l'étalon en question n'est tout au plus que l'idéal adopté par notre société ou notre "civilisation" tel qu'il a pris corps dans ses façons de vivre et ses institutions.
Mais, d'après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées.
Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l'homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale.
S'il n'y a pas d'étalon plus élevé que l'idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique.
Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de notre société comme de toute autre.
Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s'opposent les uns aux autres : la question de priorité se pose aussitôt.
Cette question ne peut être tranchée de façon rationnelle si nous ne disposons pas d'un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables. Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n'avons pas connaissance du droit naturel."
(Leo Strauss, Natural Right and History, Chicago, 1953, traduction française, Droit naturel et Histoire, pp. 14-16, Paris, Librairie Plon, 1954 ; traduction M. Nathan et E. de Dampierre. (Texte cité par Julien Freund, Le droit aujourd'hui, p. 26. Dossier Logos, Presses Universitaire de France.)
Explication du texte :
"Le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd'hui qu'il a été durant des siècles et même des millénaires". Leo Strauss commence par affirmer que le besoin de la notion de "Droit naturel" est à la fois universel et intemporel.
Les sociétés humaines n'ont pas toujours été fondées sur le Droit positif. Bien avant l'existence d'un Droit positif, les sociétés humaines ont fondé leur existence et leur survie sur des mythes, des interdits et des pratiques sacrificielles.
Ces idéaux et ces pratiques se fondaient sur la croyance en des forces ou des divinités supérieures qui exprimaient la vérité sur l'origine de la société (les mythes), prescrivaient certaines pratiques (les sacrifices) et en interdisaient d'autres (les tabous et les interdits). Les idéaux des sociétés primitives appelées aujourd'hui "premières" étaient fondés sur la relation entre les hommes et le sacré.
Cette relation était vécue comme allant de soi, jusqu'aux philosophes de la Grèce antique, les mythes étaient reçus sans être remis en cause et les hommes s'abstenaient de faire certaines choses ou s'obligeaient à en faire d'autres sans toujours savoir pourquoi. Même Socrate, à la veille de sa mort, demande à ses disciples de sacrifier un coq à Asclépios, le dieu de la médecine.
Avec l'avènement du Droit romain, on assiste à l'émergence de la notion de "responsabilité individuelle" ignorée, par exemple, dans le code d'Hammourabi.
Mais c'est surtout avec la judaïsme et le christianisme que la notion de "Droit naturel" prend forme avec l'idée que les coutumes et les mœurs de la société doivent reposer sur des lois divines révélées : le Décalogue (en hébreu les Dix Paroles). On devrait donc parler d'un Droit "surnaturel", plutôt que d'un Droit naturel, bien que ce Droit révélé a vocation de devenir comme une seconde nature : ne pas tuer, ne pas voler, honorer son père et sa mère, ne pas commettre l'adultère, ne pas porter de faux témoignage contre son prochain, ce que le christianisme et le judaïsme lui-même résume dans l'injonction d'aimer son prochain comme soi-même.
Selon Leo Strauss, rejeter le Droit naturel revient à dire que tout Droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays.
Or, sans la notion de Droit naturel, nous serions incapables de discerner si une loi ou une décision est juste ou injuste. Pour décider si une loi est juste ou injuste, nous avons besoin, selon lui, d'un "étalon" du juste et de l'injuste indépendant du Droit positif et qui lui soit supérieur et grâce auquel nous puissions le juger.
Leo Strauss affirme que le droit naturel est supérieur au Droit positif et ne dépend pas du droit positif. Le Droit naturel est l'ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l'humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit.
Note : Sophocle dans Antigone est le premier à mettre en scène l'idée de droit naturel, mais Platon, le fondateur de l'Académie, est selon Leo Strauss, le véritable fondateur de l'école classique du Droit naturel. À partir du XVIIe siècle, la loi naturelle est conçue par Descartes et par Grotius comme une création de Dieu. La théorie du droit naturel de Hobbes repose sur deux principes fondamentaux, qui sont, d'une part, la conservation de soi et, d'autre part, la toute-puissance de Dieu. Le Droit naturel apparaît donc comme un système immuable et achevé. Parmi les principes du Droit naturel, on compte : la vie, la liberté et la propriété et la résistance à l'oppression. Pour les philosophes des Lumières, ces concepts sont naturels et ne peuvent être limités par les autorités de l'État. Ils s'opposent donc à l'idée qu'une personne puisse avoir plus de droits s'il appartient à une classe sociale plus élevée (les privilèges de la noblesse). La Déclaration des Droits de l'Homme de 1793 stipule que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. Le droit positif s'oppose au droit naturel qui regroupe l'ensemble des droits que chaque individu possède par naissance et nature. Selon le jusnaturalisme, doctrine qui défend la notion de droit naturel, il y a des normes naturelles aux individus, et ces normes sont au-dessus du droit en vigueur.
Bien que le besoin de Droit naturel soit aussi manifeste aujourd'hui que par le passé, la notion de Droit naturel ne va plus de soi. Elle est critiquée, interrogée et remise en question : "bien des gens aujourd'hui considèrent que l'étalon en question n'est tout au plus que l'idéal adopté par notre "civilisation" tel qu'il a pris corps dans ses façons de vivre et ses institutions".
Autrement dit, il n'y a pas, selon les gens dont parle Léo Strauss de droit naturel universel et intemporel, mais une pluralité de droits positifs qui reflètent les coutumes et les mœurs d'une civilisation donnée.
Si on écarte la notion de "Droit naturel", si on ne prend en considération que les coutumes, les habitudes et la "culture" d'une civilisation donnée, bref si on adhère à ce que l'on appelle aujourd'hui le "relativisme culturel", on risque, selon Leo Strauss d'aboutir à l'acceptation de la barbarie : "Mais, d'après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées".
Examinons les arguments relativistes :
Les Grecs avaient tendance à considérer que ceux qui ne parlaient pas grec n'étaient pas vraiment des hommes. Mais cette tendance n'est pas propre aux Grecs ; selon Claude Lévi-Strauss, elle est universelle, "elle tend à réapparaître en chacun de nous". Nous avons du mal à nous "décentrer", à accepter les cultures différentes de la nôtre. Nous sommes naturellement ethnocentrés.
Michel de Montaigne, qui vécut l’époque « barbare » des guerres de religion de la fin du XVIème siècle, exprime bien ce sentiment lorsqu'il écrit dans ses Essais : "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage".
L'idée de barbarie n'est pas un concept fondé en raison, mais une opinion subjective, un préjugé, une affaire de croyance et non le fruit d'une réflexion. Claude Lévi-Strauss donne l'exemple tragi-comique des indigènes qui s'employaient à immerger les cadavres des européens pour vérifier si leur corps était sujet à la putréfaction.
Ils doutaient que les Européens fussent des hommes comme eux, ils se demandaient s'ils n'étaient pas des dieux. Lorsque les Européens envoyèrent des commission d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ils se conduisirent exactement de la même manière que les indigènes, c'est-à-dire comme ceux qu'ils considéraient comme des "barbares". Si le barbare est celui qui croit à la barbarie, la barbarie est le fait de ceux qui jugent et non ce ceux qui sont l'objet de ce jugement.
Raymond Aron dans A propos de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss, le paradoxe du Même et de l'Autre, critique le "relativisme culturel" de Lévi-Strauss. Pour Raymond Aron, toutes les cultures ne se valent pas. Raymond Aron affirme qu'il y a des valeurs universelles, ainsi que des hiérarchies. Par exemple une société libre est "supérieure" à une société totalitaire et un concerto de Mozart au dernier tube de Sexion d'Assaut.
Si le barbare est celui qui croit à la barbarie, il est impossible de poser un jugement éthique, toutes les conduites se valent, toutes les cultures, dans toutes leurs manifestations ont la même dignité et la même valeur - on doit admettre par exemple le cannibalisme, les sacrifices humains, l'esclavage, l'excision, le voile intégral, et tout ce que, au sein de notre propre culture, nous considérons comme "barbare" ou 'inhumain" ou dont on nous fait remarquer l'inhumanité.
L'affirmation de Lévi-Strauss ne saurait donc s'appliquer sans discernement, sauf à ruiner toute possibilité de fonder une éthique et un Droit universel. "Le barbare est celui qui croit à la barbarie." ne pourrait-on dire, a contrario, que l'homme est celui qui croit à l'humanité ?
Claude Lévi-Strauss a d'ailleurs corrigé ce jugement presque vingt ans plus tard, en 1971 dans Race et Culture en revenant sur l'idée d'une équivalence absolue des cultures et d'une fécondité automatique de la diversité.
Hans Kelsen dans "Justice et droit naturel", in Le droit naturel, ouvrage collectif, PUF, 1953 conteste lui aussi le droit naturel : "La validité du droit positif est indépendante de son rapport avec une norme de justice ; cette affirmation constitue la différence essentielle entre la théorie du droit naturel et le positivisme."
"Puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale", objecte Leo Strauss. "S'il n'y a pas d'étalon plus élevé que l'idéal de notre société, nous sommes incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique".
Pour Leo Strauss, la légitimité de nos lois doit pouvoir être jugée : le droit naturel est un outil. S'il n'existe pas un étalon plus élevé que ce que la société admet, il n'y a plus de critère de jugement. Il paraît alors impossible de juger la société et d'obtenir une loi plus juste.
Cet "étalon", selon Leo Strauss, au sens d'instrument de mesure universel (on parle de mètre-étalon censé donner la mesure idéale d'un mètre) ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés. Leo Strauss s'oppose ici à une conception utilitariste du Droit.
Les besoins d'une société sont divers et contradictoires et souvent conflictuels. Comment établir une hiérarchie entre les besoins ? Comment discerner les besoins secondaires des besoins véritables ? Comment résoudre le problème du conflit des besoins sociaux ?
Seule la connaissance du Droit naturel qui transcende les besoins peut nous aider, selon Leo Strauss, à répondre à ces questions. Prenons par exemple le besoin de justice. Pour répondre au besoin de justice, nous avons besoin de savoir ce qu'est la justice en soi.
La théorie du Droit naturel est une théorie idéaliste. Elle affirme qu'à côté du Droit "réel" et positif changeant avec les législations humaines, existe un droit idéal conforme à la norme de la justice et que, pour cette raison, il est invariable comme elle.
La thèse du Droit naturel soulève des difficultés d'ordre théorique. Nous retrouvons ici l'opposition de deux domaines, celui de la réalité et celui de la valeur.
Dans La Raison dans l'Histoire, Hegel remarque que la théorie du Droit naturel ne se présente pas comme historiquement fondée : "En effet, remarque Hegel, si on voulait la prendre au sérieux, il serait difficile de prouver qu'un tel état ait jamais existé dans le passé ou dans le présent. Il existe, certes, un état de sauvagerie qu'on peut aisément constater, mais on le voit lié aux passions de la brutalité et aux actes de violence.
Néanmoins, selon André Roussel, le droit naturel se manifeste comme une exigence de la conscience sans laquelle le Droit positif serait soumis lui-même à l'arbitraire. Comme le souligne Perelman : "La justice n'est pas conformité à un système de règles coutumières ou légales adoptée par les hommes, mais la conformité de ces règles elles-mêmes à un ordre préétabli."
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