Moi, Marion du Faouët, reine des brigands

Le gibet est dressé devant moi, à deux pas de la cathédrale Saint-Corentin où le roi Gradlon, figé sur son cheval dans son habit de pierre, reste indifférent aux grondements de la foule. Dans quelques instants, je monterai sur l’échafaud où m’attend le bourreau. Bientôt, je serai morte, pendue au bout d’une corde pour le prix de mes actes...
Je suis née le jeudi 6 mai 1717 dans une chaumière de Porz-en-haie, un hameau dépendant de la paroisse du Faoüet, elle-même située dans l’ouest du diocèse de Vannes. C’est dans ce village, au centre duquel se dressaient de belles maisons bourgeoises en pierre appartenant à des marchands et à des notables, que j’ai été baptisée par le curé de Notre-Dame du Rosaire sous le nom de Marie Louise Tromel. Deux frères m’ont précédée dans le foyer. Deux autres ont suivi.
Mon père, Félicien Tromel, était un humble journalier agricole dont les revenus étaient aussi maigres qu’irréguliers. Ma mère Hélène, née Kerneau, s’efforçait, quant à elle, de vendre sur les marchés, ainsi que lors des foires et des pardons, de modestes produits de mercerie, des lacets et des tamis à grain qu’elle confectionnait elle-même. Nous ne vivions pas dans la misère, mais, comme beaucoup d’autres paroissiens bretons, dans un état de pauvreté à la limite de l’indigence.
Lorsque j’ai eu 10 ans, mon père était déjà décédé depuis plusieurs années, et ma mère avait épousé en secondes noces Jean Le Bihan pour assurer tant bien que mal sa propre existence et celle de ses cinq enfants. Faute de métier pouvant lui permettre de s’établir et de prétendre à un revenu à peu près régulier, cet homme était voué à une existence instable : en quelques années, nous avons vécu dans différentes paroisses de la région, là où Jean Le Bihan trouvait de l’ouvrage.
Pour éviter la disette, j’avais pris l’habitude de mendier aux porches des églises et sur les marchés, à l’instar d’autres enfants pauvres du Vannetais, eux aussi poussés par la nécessité à solliciter la charité des personnes nanties. Mais Dieu me le pardonne, très vite, j’ai cessé de me contenter de mendier : profitant des occasions qui se présentaient, je me suis mise, bien aidée en cela par mon habileté naturelle, à commettre des petits vols à l’étalage pour apporter mon écot aux besoins du foyer.
Les années passant, je me suis enhardie plus avant : profitant de la cohue des gens qui se pressaient entre les étals, je me suis risquée à détrousser les dames et les messieurs dont la bourse ou le gousset était mal protégé. J’en ai éprouvé quelques scrupules dans les premiers temps. Mais, « la faim justifiant les moyens » si j’ose dire, j’ai vite étouffé ces pudeurs. Jusqu’au moment où, encore adolescente, j’ai décidé que je ne connaîtrai pas l’existence misérable de mes parents.
Ma vie a basculé en 1775. Âgée de 18 ans, j’étais, m’assurait-on, devenu une belle jeune fille à la chevelure flamboyante. Cette année-là, j’ai rencontré Henri Pezron, plus connu sous le sobriquet d’Hanvigen. De trois ans mon aîné, ce gaillard originaire de Quimperlé est tombé sous le charme de ma personne sans qu’il ait été besoin pour cela qu’il me surprenne nue dans un étang comme l’a prétendu la légende. Une séduction réciproque : j’ai moi-même été attirée par sa tournure et son assurance.
Henri et moi nous sommes mis en couple. Sans plus de revenus de son côté que du mien. Lorsqu’il ne trouvait pas à bûcheronner avec ses amis, Hanvigen commettait des larcins ou organisait des parties de cartes truquées. Grâce à ces délits, nous survivions tant bien que mal. Sans ressentir une once de culpabilité. Et pour cause : une vie honnête était décidément impuissante, dans la Bretagne du 18e siècle, à nourrir correctement les journaliers et les servantes occasionnelles.
De fait, une majorité des gens comme nous était maintenue dans un état proche de la misère. Nourris de pain rustique et de soupes claires où flottait rarement un bout de lard, nous étions, comme tous ceux de notre condition, le plus souvent vêtus d’habits élimés ou rapiécés, et chaussés de sabots rudimentaires. Quant à nos maisons, il s’agissait en général de masures en pisé couvertes de mauvais chaume, où le mobilier, posé sur le sol en terre battue, était réduit au strict nécessaire.
Cela ne pouvait plus durer. C’est moi, Marion, qui ai convaincu Henri et ses compagnons de nous lancer dans le brigandage sous la forme d’embuscades perpétrées sur les chemins à l’encontre de négociants en déplacement ou de paysans de retour de foire, la bourse plus ou moins bien garnie. Ainsi constituée, notre bande agissait sur la base de renseignements que nous avions glanés sur les marchés ou dans les auberges, ici en tendant l’oreille, là en faisant parler les quidams imprudents.
À ce jeu, je n’étais pas la plus maladroite, loin de là. Il est vrai que je savais user à merveille du charme dont la nature m’avait dotée et de la fascination qu’exerçait mon ample chevelure rousse pour délier les langues. Et cela au grand dam des naïfs ou des concupiscents, stupéfaits, quelques heures plus tard, de retrouver dans la cavalière en habits d’homme qui les dépouillait avec ses affidés la belle créature en corsage de velours et jupe de ratine qui leur avait si habilement tiré les vers du nez.
Peu à peu, ma réputation de brigande a grandi dans le sud de la Bretagne. Devenue chef de la bande, on me nommait ici Marion du Faouët, là Marie Finefont, autrement dit Marie la rusée. Un surnom qui m’allait comme un gant : habile à dénicher les affaires, je savais également me concilier les faveurs de la population, en faisant ici des dons aux indigents à l’occasion des pardons, et en refusant là de dépouiller des personnes habitant le voisinage du lieu où nous étions basés, Henri et moi.
J’évitais surtout de voler des personnages trop haut placés dans la hiérarchie sociale car je savais que la riposte de la Justice royale serait immédiate et conduite avec la plus grande rigueur par la maréchaussée et les chats-fourrés. Et cela bien que je me sois toujours opposée au crime de sang. Bonne fille, je délivrais même aux victimes un « intersigne », sorte de sauf-conduit qui leur permettait de circuler durant un an sans crainte d’être à nouveau dépouillées par des membres de la Compagnie Finefont.
Cela n’a pas empêché Henri d’être arrêté avec quelques membres de la bande en 1743. À l’aide de compagnons dévoués, j’ai réussi à les faire évader après quelques mois de prison. Ce coup de semonce n’a pas refroidi ma détermination. Au contraire : j’ai renforcé le nombre de nos affidés pour étendre l’emprise la Compagnie Finefont. Celle-ci comptait désormais des dizaines de malandrins, répartis en divers lieux de la Bretagne sud, de la région de Quimper à celle de Vannes en passant par le pays de Carhaix.
Donner aux pauvres une partie de ce qui était prélevé aux riches – moins, je le confesse sans détour, par grandeur d’âme ou charité chrétienne que pour asseoir notre popularité –, tel a été durant les années qui ont suivi le mode de fonctionnement que j’ai imposé à la Compagnie Finefont. Le « trouble à l’ordre public » n’en est pas moins devenu trop manifeste aux yeux des officiers du roi, fort marris de voir leur autorité bafouée par une bande de brigands aux ordres d’un chef en jupons.
Dès lors, la traque a été engagée avec détermination par la maréchaussée sur instruction de l’intendant de Bretagne Pontcarré de Viarmes. Sans succès, tant nous étions rompus à l’esquive sur des terrains que nous connaissions parfaitement. Jusqu’à ce jour de 1746 où Henri et moi avons été arrêtés en compagnie de deux de nos complices près du bourg de Guéméné. Une belle prise pour les magistrats, brocardés depuis si longtemps pour leur impuissance à nous mettre la main au collet.
Il fallait à la Justice royale un verdict exemplaire pour laver l’affront. Il l’a été : insensibles au fait que nous n’avions jamais commis d’homicide, les juges du tribunal d’Hennebont nous ont condamné tous les quatre à être pendus en place publique. Par chance, il était possible en droit d’interjeter appel d’une condamnation à mort. Ce que nous nous sommes empressés de faire pour échapper au gibet sur lequel les chats-fourrés rêvaient de nous voir agoniser. Nous avons donc été transférés à Rennes afin d’y être rejugés.
Henri, magnifique de courage, a assumé la majeure partie des chefs d’accusation pour m’éviter la potence. En conséquence de quoi, sa condamnation à mort a été confirmée tandis que nos deux comparses étaient relaxés. Quant à moi, j’ai été sauvée de la pendaison par mon état de mère de quatre fillettes, alors âgés de 1 à 11 ans. Vivante, mais humiliée puis flétrie : après avoir été fouettée poitrine nue en place publique, j’ai été marquée au fer rouge du « V » des voleurs au prix d’une douleur atroce.
En mars 1747, après qu’Henri ait été pendu, je suis retournée dans mon pays du Faouët malgré l’interdiction qui m’avait été faite de reparaître en Bretagne. Aussitôt, j’y ai repris mes activités de brigandage à la tête de la Compagnie Finefont. Mais le vent avait tourné, et la population était d’autant plus fatiguée des exactions que nous commettions qu’elles étaient vivement dénoncées par les curés dans leurs sermons. Jusque-là restés sur une prudente réserve, les prêtres nous vouaient désormais aux gémonies.
Une nouvelle arrestation à Auray en 1748 aurait pu me remettre en grand danger. Il n’en a rien été : contre toute attente, j’ai réussi à amadouer les juges en faisant habilement jouer la fibre maternelle. Ressortie libre du tribunal de Vannes, j’ai repris mes activités délictueuses dans un climat devenu de plus en plus pesant. Mais la chance restait de mon côté : arrêtée de nouveau à Poullaouen en 1752, j’ai réussi à m’évader de Quimper où j’avais été transférée en vue d’y être déférée devant le tribunal.
Ces avertissements sans frais n’ont aucunement freiné ma soif de brigandage : comme devant, j’ai continué de diriger mes compagnons de rapine en multipliant les victimes. Et cela au grand dam des magistrats et des officiers royaux qui. bien déterminés à mettre un point final à mon aventure, me poursuivaient dorénavant avec une détermination sans faille de cache en cache dans tout le sud de la Bretagne. Sans résultat : je restais insaisissable et continuais de partager les butins avec mes affidés.
Il a fallu un banal contrôle pour vagabondage dans la ville de Nantes le 21 octobre 1754 pour que la maréchaussée me mette la main dessus. Comble de malchance, un bourgeois de Gourin que j’avais personnellement escroqué m’a reconnu formellement ce jour-là. Ramenée à Quimper sous bonne escorte, je n’ai pas réussi à me sauver cette fois-ci : accusée de nombreux méfaits, j’ai est condamnée par les juges à subir, quelques années après Henri Pezron, le même sort que mon compagnon.
Aujourd’hui, le 2 août 1755, j’ai été amenée tout près de la cathédrale Saint-Corentin, sur le Tour-du-Châtel où ont lieu les exécutions capitales. J’y ai retrouvé mon bourreau, le dénommé Jacques Gloaer qui m’avait préalablement soumise à la question en m’infligeant de terribles brûlures aux jambes sans obtenir de ma part le moindre aveu. Dans quelques instants, je serai pendue au gibet dressé pour l’occasion. J’ai 38 ans. Je ne regrette rien, excepté – puisse Dieu me pardonner ! – d’abandonner mes enfants.
Note : Pour en savoir plus sur cette flamboyante brigande et la manière dont son existence a été perçue par la postérité – au point d’en avoir fait une sorte de Robin des Bois, honorée en divers lieux –, lire Marion du Faouët, héroïne ou bandit en jupon ? d’où a tiré ce texte, rédigé à la première personne.
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