Le sport en question et la question du pourquoi
Essai de compréhension pour, seulement, tenter de répondre à la question du sport, de son intérêt et de sa finalité ? Présente-t-il seulement un intérêt ?
N’étant pas sûr d’avoir été entendu par ces gens-là, je poursuivais seul mes réflexions plus avant, en me demandant pourquoi s’extasier, donner de son temps, parfois de son argent à des gens, dont le loisir ou l’activité professionnelle est de bouger leur corps ? Tout cela a-t-il un sens ? Finalement, pourquoi le sport ? Pourquoi, par exemple, à titre personnel, ai-je pédalé des mois sur plusieurs continents, juste avec mon vélo chargé comme une mule, sans autre but que d’aller voir derrière la colline si l’herbe était plus verte, pourquoi, de manière plus collective peut-être, l’animalité érotique de Yannick Noah ou le génie puéril John McEnroe ont-ils une telle importance dans mon existence ?
Et si tout cela était stupide ? Et si elles avaient finalement toutes raisons ? Au bout du compte...
Alors dans un accès de fatigue, d’énervement, de rage, de colère presque, je gribouillai les bases de ce texte que je viens de retrouver par hasard, sur la brochure d’Avianca, la compagnie aérienne colombienne, qui me ramenait (chez moi ?), à Cali.
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Martin Heidegger, le philosophe existentialiste allemand posa le premier la question fondamentale du pourquoi. Oui, pourquoi quelque chose et pas rien ? Pourquoi l’air, la pluie, ce clavier ou ce site ; où correspondent des gens, qui ne se connaissent pas le plus souvent.
Pourquoi quelque chose au lieu de rien ? Question première et existentielle, incontournable et insoluble probablement.
Par glissement, nous pouvons poser la question : pourquoi le sport ?
Dans une vie antérieure, je demandai à mes valeureux compagnons de labeurs s’ils n’auraient pas aimé avoir une existence à la Maradona, marquer le but du siècle, crier « hijos de puta » à un peuple ingrat le sifflant lors de l’hymne argentin, lors d’une demi-finale de Coupe du monde à Naples, vivre dans la démesure, l’hubris, quitte à se brûler, plutôt que de simplement payer leur facture, survivre, mener une existence anonyme et sans grandes émotions. Ils me regardaient l’air incrédule, persuadés qu’en s’acquittant péniblement de leur traite mensuelle, ils accomplissaient là une sainte mission.
Peut-être avait-il raison car, évidemment, comme les autres participants de ce forum, sportifs ou êtres humains, j’ai subi l’histoire, je suis le produit quasi scientifique « d’une race, d’un milieu, d’un moment » et, si je me suis bien passé d’être un enfant de la télé, je m’interroge sur la génération du sport. Qu’est-il déjà ?
Sport, mot venant du vieux français desport, signifiant « plaisir physique et de l’esprit », passe la Manche pour restreindre son sens à l’activité physique (la perte de l’esprit sera sujet de prochaines élucubrations !), pour y revenir sous le terme de « sport », pour la première fois en 1828, dans la langue française, en omettant les plaisirs intellectuels chers à Rabelais.
Le siècle passé voit grandir son importance, et il connaît depuis environ vingt ans, un engouement planétaire phénoménal. Même les Chinois s’y sont mis, cela n’aura échappé à personne.
À cela deux raisons majeures.
Premièrement, Nietzsche annonce avec Ainsi parlait Zarathoustra, la mort de Dieu, et bouleverse la métaphysique. Puisque l’on peut essayer, au moins, de vivre sans dieu, le XXe siècle sera donc voué au culte du Moi, du corps, de l’individu, du sport donc et, par évolutions, laisser aller, lâcheté, dérapages malencontreux, mais inéluctables au règne de la race aryenne, en 1936, à Berlin, dans une relative normalité surtout ; comme une continuité historique limpide, immortalisée par la chef-d’œuvre cinématographique inégalé de Leni Riefenstahl, Les Dieux du stade, où des athlètes parfaits s’exhibent en contre-plongée, en noir, et blanc. Il fallait probablement en arriver là et l’idée de la supériorité d’une race sur une autre, bien que fausse et non justifiable, est fascinante, car ayant vécu au cœur du Reich millénaire, à Berlin et m’étant interrogé longuement sur le sujet, l’idée est séduisante, et personne n’est à l’abri de succomber à ce charme maléfique. Comme dans la Grèce antique, le sport se lie à l’histoire pour le meilleur et le pire.
D’autre part, la seconde moitié du XXe siècle voit l’avènement de la civilisation du loisir, doublée de celle de l’image ; l’homme occidental pourra s’occuper de l’accessoire l’essentiel de son temps de vie, de son bien-être, car il aura maintenant à sa disposition 80 ans, et les moyens financiers pour pratiquer, ou regarder, ce que bon lui semble.
Le sport accroît donc progressivement sa place dans la société, puis devient incontournable, jusqu’à finir religion d’Etat, montrant la suprématie de telle nation sur telle autre, dans un monde pourtant de plus en plus unipolaire, la mondialisation. Et puisque « Dieu est mort ! », qu’on ne peut malheureusement plus se faire une Troisième Guerre mondiale pour se distraire un peu, faute de faire sauter la planète, avec les gentils et les méchants ensemble, il faut bien se faire des petits jeux factices, par nombre de médailles d’or interposées. Selon les époques, on verra la petite DDR, République démocratique allemande, obtenir une multitude de médailles dans les années 70 et 80 à coup de seringue ou d’engrossages d’adolescentes ou bien les pays accueillant les jeux Olympiques obtenir une réussite prodigieuse au même moment. La liste est délicieuse, convenons-en, et doit faire l’objet de quelques thèses. Et je ne résiste pas au plaisir de rappeler quelques sommets, comme au moment d’attribuer pour le centième anniversaire de la restauration des Jeux modernes, en 1996, l’organisation des Jeux à Athènes, berceau des Jeux antiques, la décision fut attribuée à Atlanta. Le symbole était beau, la victoire de Coca-Cola, ou se situe le siège, sur le Parthénon. Incroyable, douze ans, trois olympiades après 1984 et Los Angeles. Une dernière récente, la plus belle peut-être, car la plus absurde et médiocre, un jeu planétaire entre la Chine et les Etats-Unis. Le pays amphitryon, la Chine érigeant son total de médailles d’or comme un argument de vente absolu de la supériorité de son système. Dans le même temps, la poubelle cathodique américaine NBC montrait le nombre absolu des médailles (or, argent et bronze), pour mettre en évidence la première place du pays. Match nul. Bref, si le pire n’est jamais sûr, nous avons atteint ici un degré d’ignominie et de médiocrité nationaliste qui semble difficilement dépassable, même par la bande de Stade 2 réunie au grand complet depuis ses trente-trois ans d’existence, et "vive le sport", comme dirait notre bon vieux Gégé Holtz.
L’histoire se répète donc aurait dit Goebbels, ne nous apprend rien, et tout comme les Jeux grecs laissèrent place aux Jeux du cirque où les Romains venaient applaudir les esclaves asservis s’égorgeant, l’empereur donnant au peuple du pain et des jeux, panem y circenses, au peuple, afin de gouverner paisiblement ; l’homme moderne ne vient que contempler les nouvelles techniques dopantes au service du nationalisme, pour s’égayer un peu et tromper son ennui. On est proche du ridicule qui alla plus loin encore, à l’époque romaine, c’est-à-dire l’auto-couronnement de l’empereur Néron.
Alors, l’antique maxime de Léon Bloy « Je crois fermement que le sport est le plus sûr moyen d’engendrer une génération de crétins malfaisants », serait plus que jamais d’actualité.
Fort de ce constat, n’est-il pas possible de dépasser cette position d’échec, et d’entrevoir dans le sport autre chose qu’un outil de décérébration des masses, favorisant le comportement grégaire de supporters de la Lazio de Rome brûlant vifs quelques clochards inutiles à la société, d’autres du Real Madrid n’ayant eu que pour éducation et lecture Marca, un des plus grands torchons de l’Histoire et arcane de propagande dudit club ou, encore, certains abonnés du Paris-Saint-Germain allant casser un peu d’Arabes et de Marseillais, ou l’inverse parfois, les soirs de grands matchs ? Et l’on repense à la fantastique réplique du merveilleux et regretté Jean Bouise, dans Coup de tête « Je paye cher onze abrutis (son équipe de football locale) pour que 3 000 (ses employés) me fichent la paix. » Le sport comme opium du peuple ?
Tout cela a-t-il un sens ? N’aurait-il, n’auraient-elles pas raison ? Finalement. N’est-il pas possible de dépasser ce constat morbide ?
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Alexandre Soljenitsyne, conscient de la réalité du monde actuel et des tourments du siècle passé, avait la conviction qu’il fallait cesser l’utopie d’un monde parfait, idéal où l’homme vivrait en paix avec son prochain ; mais qu’il était possible de s’élever, l’idée de bien-être par le progrès étant morte avec Auschwitz et Hiroshima, il était tout de même possible d’aller vers le mieux. En appliquant les vues de l’écrivain au domaine sportif, sans en effacer les aspects négatifs, car il est impossible de nier l’aspect sordide du sport gangrené par l’argent, le dopage ou la tricherie, ne pourrait-on y voir autre chose que le visible ? Point d’interrogation.
La demi-finale France-Allemagne de la Coupe du monde de football, en 1982 à Séville, est considérée comme un sommet du jeu. Beaucoup d’images restent, même, surtout peut-être pour ceux qui ne l’ont vu bien après comme moi, comme une espèce de mythologie populaire, œuvre d’art absolue, que l’art serait bien incapable de reproduire d’ailleurs. Battiston dans le coma, les onze Français ayant l’air de minimes à côté des Allemands, le visage de Platini décomposé, le but d’Alain Giresse qui doit envoyer l’équipe vers le bonheur, Bossis qui ce jour-là impose sa loi, le but de Hrubesch, la transversale d’Amoros... Platini aura ces mots plus tard, au-delà de la défaite, nous avons vécu toute une vie en trois heures de temps, comme une victoire, un condensé de vie indescriptible et indépassable, bien au-delà de culture du perdant. Et l’on sait que les anciens sportifs sont davantage sujets au excès de toutes sortes que la moyenne. Pourquoi ? La drogue naturelle qu’est l’adrénaline doit être compensée par d’autres substances bien sûr, cela est connu, mais plus simplement, ayant connu certains sportifs, ayant moi-même goûté à quelques joies, comment redescendre à la vie de monsieur tout le monde, lorsque l’on est parvenu à extraire le maximum de son être, connu des sentiments indicibles, le retour à la médiocrité terrestre et à la réalité semble difficile, accepter de faire comme tout le monde. Il n’existe pas de statistiques sur le sujet, mais beaucoup sombrent dans des excès de toutes sortes, car quand on a goûté à la gloire, même très relative, accepter la déchéance rapide de son corps devient souvent insupportable.
Là réside le paradoxe du sportif, cultivant nécessairement son corps, comme lui vouant un culte, pensant de façon presque irrationnelle en sa supériorité. L’homme doit accepter cette petite mort et prendre la vie comme une suite d’expériences, une suite d’états transitoires. Alors, à ce moment-là, le sport reste la plus belle école de la vie et Giraudoux hurle, dans Notes et maximes sur le sport, « Le sport consiste à déléguer au corps quelques-unes des vertus les plus fortes de l’âme : l’énergie, l’audace, la patience, c’est le contraire de la maladie. » Ce que j’ai appris dans la vie, c’est essentiellement en pratiquant le judo, le tennis, l’athlétisme, par exemple, ou en pratiquant le football un peu partout, en France, en Espagne, en Inde ou en Colombie actuellement, plus sûrement que dans les bibliothèques de ces dits pays.
Dans Mythologies, Roland Barthes présente une liste de héros cyclistes de l’époque, tel que « l’aigle de Tolède » Frédérico Bahamontès ou Eddy Mercx « le cannibale », formant ainsi dans l’imaginaire du spectateur une symphonie, une mythologie moderne. Et commence ainsi à répondre à la question du pourquoi.
Pourquoi encore ? Pourquoi toujours ?
Pour une seule et unique raison en fait, très simple à comprendre, parce que Yannick Noah au moment d’armer son service, bloquant son regard, annonçant la tragédie imminente, semblant dire éternellement « Je vais tout donner, peut-être que je ne vais pas y arriver, mais personne ne me battra ». Parce que Dominique Rocheteau aussi, le soir du 21 juin 1986, la chevelure qui part tout droit passer le Brésil, Drucker qui hurle « Rocheteau, Rocheteau ! Rocheteau ! », qui bute sur le gardien, Carlos. Parce que Marvin « Marvelous » Hagler, la tête en sang à la fin de la première reprise, qui doit et va en finir avec Thomas Hearns à la seconde reprise sous peine d’être disqualifié. Parce que John McEnroe surtout qui venant défier la logique en explosant sur chaque retour de service défie les lois de la gravité, inventant le rêve sur la terre en 1984 et tombant bien en dessous deux heures plus tard. Parce que les marathoniens, spectacle ultime de l’homme allant au bout de lui-même, d’Abebe Bikila finissant pieds nus en 1960 à Rome et déclarant que beaucoup dans la garde royale d’Ethiopie pouvait finir en tête sous l’Arc de triomphe romain ; à l’anonyme terminant deux heures après. Parce qu’Anton Geesink, surnommé la montagne blanche lorsqu’il bat Kaminaga aux Jeux de Tokyo en 1964, en toute catégorie en judo, par immobilisation. Parce que Gérard d’Aboville, symbole médiatique de tous les aventuriers, arrivant en Amérique après trois mois passés en mer seul, à ramer. J’oubliais, parce que Bernard Hinault, le blaireau qui chute, revient la gueule en sang, gagne la course, son copain Fignon connaissant la mort en direct sur les Champs-Elysées. Parce que Serge Blanco, seul pour en finir avec l’essai du bout du monde un matin de septembre, et envoyer son pays en finale. Parce qu’Alain Prost, enfin, qui pousse sa machine à quelques mètres de l’arrivée pour arracher une place d’honneur ou Nicki Lauda, le seul à jamais doubler dans la chicane à Monaco.
Ça y est, je crois que je n’ai rien oublié. Tout y est. Enfin, ma démonstration est presque terminée.
Et si la maxime de Proust est connue « La seule vie vraiment vécue c’est la littérature », mais la littérature finalement ne peut pas grand-chose et la seule vie vraiment vécue, c’est le sport.
On en revient toujours au dernier grand auteur français, Albert Camus, donc, qui répond de manière définitive, cinquante ans presque après sa mort, le 4 janvier 1960, à la question du pourquoi, à marquer sur toutes les écoles de la République, une manière de lutter contre la finitude qu’il abhorrait car « la mort est le plus grand scandale de la création. »
Plus doué pour la natation que pour le football où il gardait les buts ; de manière symbolique, pour avoir une participation à ce monde, cette planète, ce ballon. Pourquoi était-il gardien de but d’ailleurs ? Probablement pour participer à cette marche du monde qu’il aimait, l’arrêter de ses gants ou chercher le ballon au fond des filets avec un égal bonheur de vivre. Etre au cœur de l’action, être ou ne pas être, vivre ou mourir, marquer ou prendre un but.
« Après beaucoup d’années où le monde m’a offert beaucoup de spectacles, ce que finalement je sais sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois. » Point final.
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En espérant que mes petites pensées ou élucubrations vous ont instruits, intéressés, fait réfléchir peut-être même, cela m’aura du moins apaisé un instant, de moi-même, de mon chien, de mes femmes, de la finitude. Pour finir, quand est-ce que tu viens me voir, toi qui te reconnaîtras ?
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