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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Les Musiciens » de Grégory Magne : une partition prévisible mais (...)
#38 des Tendances

« Les Musiciens » de Grégory Magne : une partition prévisible mais juste

En ce moment (le long-métrage est sorti le 7 mai dernier), le film choral Les Musiciens, qui n’est autre qu’une comédie dramatique bonhomme signée Grégory Magne (on lui doit précédemment deux films sensibles du même acabit, L'Air de rien (2012), avec Michel Delpech, et Les Parfums (2020), sorti en plein Covid), se taille, discrètement mais sûrement (à son image), un joli petit succès en salle, avec, cumulées sur deux semaines d’exploitation, 187 724 entrées dans l’Hexagone. Succès selon moi mérité car, bien qu’inégal, c’est un long attachant – un film d’auteur populaire, pourrait-on dire – et éclairant non seulement sur la fabrique de la musique (classique) mais également sur les affres, les affreux ajouterait Gainsbarre !, de l’humaine condition : réussir à s’entendre en groupe pour accoucher du meilleur ensemble. Bref, il s’agira d’accorder ses violons pour viser l’excellence car… ensemble, c’est tout.

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Enquête d’harmonie

De quoi ça parle ? Astrid Thompson (Valérie Donzelli), fille d’entrepreneur mélomane spécialisée dans les ouvrages routiers, parvient enfin à réaliser le rêve de son défunt père : réunir quatre Stradivarius en vue d’un concert unique attendu - partition originale signée G. Hetzel - par les mélomanes du monde entier. Mais Lise, George, Peter et Apolline, respectivement Marie Vialle, Mathieu Spinosi, Daniel Garlitsky et Emma Ravier, les quatre virtuoses recrutés pour l’occasion, sont incapables de jouer ensemble. Les crises d’ego vont bon train, se succédant au rythme des répétitions. Sans solution véritable, Astrid a – ouf – la bonne idée : se résoudre à aller chercher le seul qui, à ses yeux, peut encore sauver l’événement, un certain Charlie Beaumont (prodigieux Frédéric Pierrot, acteur qui, à ses heures perdues, est aussi clarinettiste amateur), le compositeur de la partition.

Après Les Parfums, c’est un nouveau sens que le scénariste-réalisateur Grégory Magne, cinéaste de 48 ans (ancien journaliste pour Le Parisien et 20 Minutes, il a tout quitté en 2004 après le décès brutal de son père), met en lumière avec son troisième long-métrage Les Musiciens. Comment l’idée lui est-elle venue ? C’est en passant à proximité du Conservatoire national de musique que l’auteur s’est souvenu d’un moment passé sur place où une amie violoncelliste lui avait présenté une œuvre pour orchestre. Magne, qui, à ma connaissance, n’a aucun lien de parenté avec le fameux compositeur de musiques de films Michel Magne (1930-1984), qu’on appelait le « prince musical d’Hérouville » (ce compositeur visionnaire mégalo, un brin fada, transforma le château d’Hérouville, planté au beau milieu d’un petit village du Val-d’Oise, en un studio d’enregistrement mythique dans les années 1970, sanctuaire de la création musicale rock à tendance psychédélique et expérimentale où passèrent Bowie, Elton John et autres Pink Floyd), raconte : « On était seuls dans cette grande salle blanche et là, au-delà de la musique, j’entendais le bruit de ses doigts sur la touche, des crins de l’archet sur les cordes, mais aussi l’exigence, la justesse, la précision, les heures de travail. Le moment m’a tellement impressionné… Je me suis dit : voilà, dans une salle de cinéma, avec une vraie qualité de son, je peux permettre à chacun de ressentir cela. »

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« Les Musiciens » (2025) de Grégory Magne

En avant la musique ! Le film démarre fort, avec des plans tournés – au départ, l’on se demande vraiment où l’on est, plongés que nous sommes dans des teintes chaudes aux couleurs châtaigne séduisantes et apaisantes, s’agit-il des routes sinueuses d’un petit village de campagne ? – à l’intérieur d’un violon (ou violoncelle), prologue qui ouvre le film en donnant la parole au luthier François Ettori, dans son propre rôle. Après avoir fouillé les entrailles magiques et cosy de cet instrument de musique collector, le professionnel rend son verdict : il s'agit bien d’un Stradivarius, le San Domenico. Eurêka ! Le visage d'Astrid Thompson, fille à papa, s’éclaire, elle va pouvoir, selon la volonté de son défunt père milliardaire, réunir quatre musiciens d’exception pour interpréter une partition inédite sur des instruments hors de prix, au sein d’un château à la magnificence « royale » qui en impose.

Mais c’était sans compter sur l’ego et les préjugés de ces derniers, oscillant entre parcours académique (pour Lise, George et Peter) et cheminement en dehors de la norme classique (pour la petite dernière Apolline, portée par la bouille femme-enfant d’Emma Ravier). George (1er violon), excellent Mathieu Spinosi, se la joue rock star, aux caprices de diva, très imbu de sa personne, passant son temps à prendre des bains de minuit dans un jacuzzi lumineux, qu’il a lui-même rafistolé, dans le parc du château. Façon couple désuni, le presque aveugle – au fait, on ne sait pas trop pourquoi – Peter (Daniel Garlitsky), 2e violon, et Lise (Marie Vialle), violoncelle, se regardent en chiens de faïence, car tous deux, sur fond d’une ancienne collaboration qui a dérapé, n’ont pas fait le deuil d’une relation amoureuse. Quant à Apolline, alto (Emma Ravier), elle a évolué jusqu’à présent hors du sérail et son parcours atypique agace les trois autres : cette toute jeune musicienne, influenceuse forte de ses 700 000 followers, est bientôt méprisée par ses trois confrères. Vite isolée, parce que mise à l’écart, elle passe son temps, en dehors de la musique pratiquée, à poster des selfies sur Instagram avec les statues du manoir. Un très bon moment, genre bataille d’ego (pour l’image que l’on renvoie de soi), c’est lorsque les quatre posent à l’extérieur du château, devant son perron, pour être pris en photo : le fougueux George est à lui seul tout un poème qui en dit long sur l’aveuglement suscité par son propre ego, il cherche la bonne position, sort des lunettes de soleil mais se ravise aussitôt, les retirant de son visage, quand il s’aperçoit que Peter, problème de vue oblige, porte lui aussi des solaires.

Heureusement, car c’est là que le scénario va un peu commencer à décoller (les clichés psychologiques finissant quelque peu par s’accumuler et s’épuiser dans un huis clos où les petits egos s’affrontent), Astrid Thompson, face à la mauvaise tournure que prennent les événements, se décide, pour sauver la situation, à aller chercher le compositeur de la partition (planante et élégiaque) qui va être jouée : Charlie Beaumont / Frédéric Pierrot, qui n’est autre, façon Où est Charlie ?, qu’un créateur misanthrope retranché dans sa tour d’ivoire, fasciné par les bruits de la nature et les vols d’étourneaux aux chorégraphies célestes, qu’il voit comme le reflet d’une harmonie rêvée entre les êtres humains, où chaque mouvement individuel s’accorde au souffle du collectif. Voilà la clé du film et effectivement ce qui le rend beau.

À la fois ronchon et solaire, Frédéric Pierrot, dans un rôle de composition mâtinant le psy de la série télé En thérapie et certainement la personnalité « lunaire » du vrai compositeur de la musique diététique du film, Grégoire Hetzel (le compositeur attitré d’Arnaud Desplechin et de Mathieu Amalric), débloque tant le quatuor à cordes, en peine jusqu’à présent (c’est le moins que l’on puisse dire) parce que s’embourbant fâcheusement dans les conflits d’ego, les souvenirs amers et les règlements de comptes larvés, que le film lui-même : il donne aux Musiciens une touche aérienne qui confine à la poésie pure et au mystère de l’art qui grandit les âmes. Au passage, la musique, qui est ici un personnage à part entière du film, devient une peinture profondément inspirante de l’âme humaine, se lovant au diapason de chacun, entre accords parfaits et désaccords alleniens façon vaudeville, entre stases stagnantes et emportements, pour parler à sa façon, entre notes harmoniques et dysfonctionnelles, du facteur humain, ce petit groupe, ou micro-société (d’élite), ne fonctionnant pas dans le film car étant longtemps gangrené par les malentendus, le mépris de façade (par exemple, la jeune Apolline, star des réseaux sociaux sans être passée par le sacro-saint Conservatoire, cumule de nombreuses tares, au moins deux, aux yeux des autres, musiciens stars également) et le manque de communication.

Avec Les Musiciens, Grégory Magne signe un film au charme indéniable, porté par une belle distribution et une mise en scène tout en finesse : Valérie Donzelli, Frédéric Pierrot, Mathieu Spinosi, Emma Ravier, Daniel Garlitsky et Marie Vialle composent un « sextet » en harmonie, dans une comédie dramatique, aux allures de film choral aux accents de comédie de mœurs tout en finesse, qui parle moins de musique que de ce qu’il faut d’écoute - de l’autre, de soi - pour espérer jouer ensemble. Le pitch, au fond, est simple et assez linéaire : un ensemble de musique de chambre, rongé par les egos, les silences et les blessures non dites (on y trouve beaucoup de haines rentrées, voire de lourds secrets de famille, comme dans toute intrigue surfant sur le film d’héritage à la française avec enjeux patrimoniaux de taille, il n’est pas impossible ici de penser à L’Heure d’été (2008) d’Olivier Assayas ou encore au tout nouveau Cédric Klapisch, La Venue de l’avenir), se voit contraint de répéter sous l’œil d’une « médiatrice » un tantinet névrosée (Donzelli, parfaite en figure à la fois absente – s’effacer pour laisser jouer les musiciens à leur aise - et essentielle - recadrer quand les brouilles font obstacle à l’art musical). Le petit orchestre va mal, chacun tire sa corde, mais au bout du chemin, peut-être une harmonie ?

Oui, on devine assez vite la note finale. Le scénar suit une partition bien connue, et prévisible : disputes, révélations, apaisement progressif, crescendo émotionnel. Rien de révolutionnaire ici, mais une exécution sincère, soignée, et parfois touchante. Grégory Magne, qui avait déjà montré son goût pour les histoires sensibles (L’Air de rien, le récit d’un huissier qui s’attache et se consacre à un vieux chanteur un peu perdu ; Les Parfums, qui racontait comment un chauffeur au caractère bien trempé découvrait à force d’attention, au fil d’un road trip professionnel inattendu, le monde olfactif et fermé d’une créatrice de senteurs, à savoir un célèbre nez en perte de prestige), s’intéresse moins à la musique en tant qu’art qu’au microcosme qu’elle permet de filmer.

L’enjeu est clair : comment faire groupe quand tout vous pousse à jouer solo (pour se faire mousser et tirer la couverture à soi) ? Ce n’est donc pas un film sur Mozart ou Schubert, mais sur l’accord fragile - et la vibration - entre les êtres. Comme de bien entendu, la psyché humaine s’accorde ici avec ce qui fait la musique, art soumis, comme on le sait, aux humeurs, aux variations, aux envolées lyriques, aux attaques, aux contretemps, aux ritournelles, aux points d’orgue, aux polyphonies, voire à la cacophonie quand les instruments, au sens propre comme au figuré, se désaccordent ! Le tout, in fine, est, malgré tout, de s’entendre. Là-dessus (faire un film choral qui parlerait dans le détail d’un groupe dysfonctionnel), Grégory Magne, dans Aujourd’hui en France (#8565, 7 mai 2025, p. 28, "Ses « Musiciens » nous ont enchantés", propos recueillis par Emmanuel Marolle), a été clair, en précisant ceci, concernant, de sa part, encore une fois, dans son travail de cinéaste, un focus sur un groupe conflictuel, ainsi que le fait qu’il a été d’abord journaliste pour raconter des histoires, avec sa modestie habituelle (n’étant pas du tout un enfant de la balle, il est le fils d’une préparatrice en pharmacie et d’un papa directeur d’usine) : « [Les Musiciens n’est pas seulement un beau film sur la musique] Pas seulement. Mon idée de départ était de bosser sur un groupe qui ne s’entend pas et qui fait appel à un médiateur pour régler les conflits. [Il s’agit d’une partition drôle et subtile imaginée par le réalisateur – il a cosigné le scénario avec l’humoriste Haroun –, qui aime rassembler les contraires] Mes films partent toujours de conflits : un huissier de justice face à un vieux chanteur dans le premier [L’air de rien], un chauffeur face à une spécialiste du parfum irascible dans le second [Les Parfums]… Comment finit-on par s’entendre ? C’est ça qui m’intéresse. »

Dans Les Musiciens, certes quelques dialogues sonnent un peu trop écrits, et certains arcs narratifs peinent à surprendre. Mais on se laisse prendre, notamment grâce à un tempo alerte et soutenu, pas beaucoup de temps morts ni de « tunnels », à la direction d’acteurs et une photographie douce, presque feutrée, qui épouse bien les tensions souterraines à l'œuvre dans le magnifique château Art déco (du côté de Reims) où se passe principalement le récit. Un film modeste, imparfait, mais attachant. Comme un quatuor qui dérape un peu mais finit par vibrer juste. Puis la présence forte du quatrième art, comme passion partagée, fait vraiment plaisir : sans nul doute possible, la musique, à son meilleur, révèle ce que les mots taisent : elle met à nu l’âme (et les maux) de ceux qui la jouent.

L’amour de la musique est déclaré

Pas mal, que ces Musiciens, franchement, avec un bel hommage, en passant, à la musique. Puis il s’agit aussi de saluer l'esprit d'équipe, autrement dit la concorde collégiale, la synergie collective, la coopération harmonieuse. Loin des egos étriqués de chacun ou du statut soi-disant de « star » de certains. L'équipe, y a que ça de vrai. Regardez le PSG, sans Mbappé (trop star au risque de phagocyter les autres ?), c'est enfin une équipe ! Et donc, ils vont loin. Et les Marseillais les craignent, bouh ! Ça se trouve, l’Inter Milan également !

Petite digression théâtreuse, en termes, je l’espère, d’éclairage révélateur : une fois, il y a des années de ça, après un stage de théâtre parisien (en amateur, 15e arrondissement), j'ai fait un stage de chant (idem), je m’en souviens encore : c'était le pompon, question querelles d'egos. En même temps, je le reconnais, chanter en solo, c'est se révéler, se mettre à nu, donc être tourné vers soi, pour TOUT donner. Pour ça que moi, je ne chantais qu'en groupe (du Joe Dassin, genre Aux Champs-Élysées, ou les chansons de West Side Story et de Grease, etc.), en chorale : se cacher derrière les autres, donner de la voix, mais s'appuyer sur les autres, et une fausse note ne se révélera pas. Chanter seul, trop risqué. Puis, je ne suis pas chanteur, j'avais fait ça pour le fun et pour le besoin du collectif (contrarier ma solitude). Ce stage donc, c'était, avec des dires partagés : – « Comment va ma voix ? » – « Suis pas en forme aujourd'hui, ça donnera rien ! » – « J'ai mal digéré ma chocolatine, t'es sûre que ma voix sonne bien ? » Raclages de gorge, exercices de vocalise (ce qui est normal), répétés à l'infini, et compagnie, retardant la performance devant un public (nous, du stage, en tant que groupe participant, mais aussi auditeur et spectateur). Patati patata.

Jusqu'à ce que, dans le groupe, nous arrive un individu en bonnet de laine, bourru, dans la force de l'âge, qui décide de péter une durite parce que l'une (des stagiaires), bien plus jeune et centrée grave sur elle (elle voulait devenir chanteuse professionnelle), ouvre une boîte de chocolats pour les bouffer dans son coin sans en proposer aux autres. Le drame ! Le mec en bonnet la torpille, la fille pleure, l'animateur – pourtant très bon – du stage est largué, les exercices avec mise en situation (ça lorgnait vers l'improvisation théâtrale) finissent en psychanalyse sauvage. L'une crie sa douleur dans une impro, de la chiale authentique, elle a perdu un proche dans un accident d'avion, un truc comme ça, elle rejoue intégralement la scène, on a mal pour elle. Le mec en bonnet veut tous nous tuer, car il a fini par prendre en grippe tout le monde. Parce que si l'on a tous reconnu que la fille égoïste était vraiment égoïste dans le fait de ne pas nous donner un chocolat (après, elle nous en a donné un quand on a formé un cercle, comme si c'était une hostie, mais c'était trop tard, le mal était fait), on ne voulait pas la blâmer non plus, du fait de son jeune âge (erreur de jeunesse, on a dit). Mais le « bonneté » n'en démordait toujours pas, il voulait en découdre avec elle ! Jaloux de son talent ? Frustré sexuellement, sentimentalement ? En manque d’amour ? Il était has-been, le mec, mais pas con – ne jugeons pas trop vite. Juste fouteur de merde, avec plein de rancœur en lui. C'était un climat farouchement hostile. Vlan : stage (du week-end) interrompu. Hop. Il a repris le lendemain. Le mec au bonnet a été définitivement exclu, en tant qu’élément perturbateur nuisant au bon déroulement des choses et à l’esprit d’équipe, à savoir l’unité collaborative et la dynamique de groupe constructive – décision de l'animateur et des « instances dirigeantes » de l’organisation du stage. Des fois, moi, je regardais la porte d'entrée du local pour voir s'il allait revenir avec une tronçonneuse pour tous nous trucider, mais non, il avait disparu. Puis tout s'est très bien passé, et terminé. L'ensemble évoluant vers l'esprit bon enfant et la bienveillance les uns envers les autres, loin du hors-limite (auto-destructeur) du destructeur. 

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Des instrumentistes qui cherchent l’accord parfait (« Les Musiciens », 2025, par Grégory Magne) : la musique comme thérapie de groupe ?

Quand la musique est bonne (aux âmes) 

Les Musiciens, labellisé Grégory Magne (on lui doit précédemment, on l’a vu, L’air de rien et Les Parfums, aux titres évocateurs explicites, misant déjà sur la poésie de l’éthéré), ne va pas aussi loin, au niveau de la monstration d'un quatuor au bord de la crise de nerfs, dans le jeu de massacre. Même si, pendant les répétitions en vue d'un concert d'un quatuor à cordes (3 violons, 1 violoncelle / 2 hommes, 2 femmes), ça part vite en sucette (des histoires d’amour trahi, d’anciennes collaborations ayant dérapé, du « moi je » au centuple, des conflits générationnels — la jeune du groupe, Apolline, étant grave accro aux selfies auto-promotionnels et aux partages égotistes (le culte du moi) sur les réseaux sociaux, alors qu’un autre – George Massaro –, lui, pas du tout. Pour autant, ce beau gosse nerveux, avec son violon électrique, est grave soucieux de son image — c’est le mec stylé, style rockeur mal coiffé et mal rasé, du groupe, adepte de baignades nocturnes, il a grave le melon, ramenant tout à son son, à son cri, à son nombril, à son moment, pendant les morceaux joués, excusez du peu, au Stradivarius culte, etc.

Ça part vite en vrille, oui. Pour autant, il s'agit de quatre musiciens professionnels, jouant avec des instruments de prestige (quatre Stradivarius séculaires donc, valant leur pesant de cacahuètes – au passage, on s’en souvient : un Stradivarius est un violon (ou autre instrument à cordes) exceptionnellement précieux et réputé, fabriqué par le luthier italien Antonio Stradivari aux XVIIe et XVIIIe siècles) et avec également une brillante carrière professionnelle derrière eux – et certainement devant eux – les faisant reconnaître du milieu (même la petite jeune a 700 000 followers, il faut dire aussi, c’est dit dans le film, qu'elle joue en maillot de bain sur la plage, de ce fait, avouons-le, ça attire les regards, notamment à dominante masculine). Donc, ils savent quand même, au bout d’un moment, se raisonner pour servir le projet collectif, où chacun pourra s’affirmer sans éclipser l’autre (servir noblement la musique).

Et surtout, « l’attachée de presse » du projet (Astrid / Valérie Donzelli) a la bonne idée, face au merdier constaté (mésentente contre-productive), d’appeler le compositeur – encore vivant, ouf – de la musique jouée pour les coacher : Charlie Beaumont, vieil « ours » retiré des affaires ; il vit à la campagne, simplement, voire chichement, à l’écoute des oiseaux, se tenant à distance du tintamarre médiatique et des sirènes de la célébrité. Il est campé à merveille par Frédéric Pierrot, un vieux de la vieille, maîtrisant toutes les émotions sur son visage (désaccord, bougonnement, non-dits, moue à la Bacri, œil qui frise, silences nourris, enthousiasme de la première fois, etc.). Et, si au départ, il est pris lui-même dans ses affres de compositeur (voilà qu’il n’aime plus sa musique composée – un concerto, il y a plus de 30 ans – il a changé, il ne se reconnaît plus dedans, il veut tout changer !), il va finir par bien les « diriger » sans les enfermer pour autant. Il a soif de leur modernité, de leur vent nouveau (intro jazzy improvisée, lorsque la violoncelliste « débloque » une répétition, et parfum folk au coin du feu, lors d’une panne d’électricité problématique, sur fond de Where Did You Sleep Last Night – un des plus beaux moments du film, comme un temps suspendu placé au bon endroit, pour réchauffer les cœurs en hiver – qui n’est autre qu’une chanson folk traditionnelle américaine datant du XIXe siècle, qui fut popularisée par Lead Belly dans les années 1940 avant d’être relancée auprès du grand public par Nirvana lors de leur concert MTV Unplugged en 1993). C’est peu dire que Frédéric Pierrot (Land and Freedom, For Ever Mozart, Une hirondelle a fait le printemps) joue en virtuose – composer un compositeur, quelle idée ! – ce Charlie Beaumont censé accorder quatre instrumentistes triés sur le volet, engagés pour jouer un concerto qu’il a écrit il y a fort longtemps et sur lequel lui-même s’interroge : « Je ne compose pas », dixit le comédien dans la rubrique L’Instant T de Télérama #3930 (p. 6, 07/05/25, propos rapportés par Guillemette Odicino).

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Frédéric Pierrot par ©Rudy Waks (photo recadrée) pour « Télérama »

« J’ai juste un rapport physique avec le compositeur que je joue, avec son inquiétude, dans Les Musiciens. Il y a un ressort de comédie évident : c’est un type qui ne se souvient plus de ce qu’il a composé il y a trente ans, et que cela emmerde de revenir dessus ! Ce personnage résonne avec le comédien que je suis, qui a très peu travaillé depuis En thérapie, s’est mis au vert volontairement, qu’on revient chercher, qui hésite à reprendre le boulot, et qui, bien sûr, trouve cela très amusant et enrichissant, finalement… La première journée de tournage, je me suis senti comme mon personnage : projeté, à nouveau, dans une communauté d’artisans – je me méfie du mot artiste – et qui ne sait pas quoi leur dire ! Son but est de débloquer les musiciens du quatuor qui doit interpréter sa partition, mais il se débloque, lui aussi. Il finit par sourire. C’est vrai, je n’aime pas sourire sur commande à l’écran ! En revanche, je rêve de faire plus de comédies, mais pas n’importe comment, et en faisant rire de mes angoisses… »

Pour que l’ensemble sonne juste, il faut que chacun joue un peu faux

Comme la bande originale de nos existences « cabossées », mine de rien, ensemble (Donzelli + Pierrot), ils rejouent, des années après, le duo poignant (une jeune mère angoissée à l’idée de perdre son tout jeune fils atteint d’un cancer, un médecin réaliste mais bienveillant, humain et expérimenté) du poignant La Guerre est déclarée (2011). C’est un solide coach à casquette, misant sur les forces naturelles (qu’ils rentrent tous quatre en harmonie façon vol d’étourneaux — superbe métaphore, qui nous accompagne longtemps, après avoir vu le film) pour toucher, tous ensemble, la grâce (de la musique qui élève et transcende les âmes, via la montée en puissance, façon lever de soleil – le film a des accents impressionnistes bienvenus –, du « crescendo providentiel »), tant pour les musiciens inspirés jouant à leur meilleur que pour les quelques spectateurs touchés, écoutant religieusement (c’est un enregistrement dans une église de très bonne acoustique, sans public officiel). Puis, il y a nous, les spectateurs du film, dans la salle obscure comme irrésistible caisse de résonance du transport en commun, on vibre avec eux. C’est la séquence finale et c’est un très beau moment d’écoute partagée, tout en se faisant hymne à la musique, cet art volatile de l’immatériel. À la toute fin, les anges passent. C’est une fin ouverte (finissant sur un regard de femme amourachée et un gros plan sur un archet faisant vibrer l'instrument en bois intemporel), mais on a très envie que les deux couples (pour l’un, amour mort possiblement renaissant de ses cendres, et pour l’autre, amourette en devenir, encore pleine de maladresses et de pudeur fière) se (re)forment.

Bref, c’est bien connu, la musique adoucit les mœurs. Alors plutôt que la guerre, fêtons en chœur, et en cœur, encore et en corps, l’amour ! Avec, pour accompagnement, la bande originale de Grégoire Hetzel, qui joue ici, façon copiste inspiré (un compositeur de musique de films est un voleur et un ambianceur caméléonesque – il sait tout jouer ou faire semblant !), au grand compositeur contemporain ne s’interdisant point le planant vibratoire du lyrisme échevelé ni l’harmonique. Bref, on n’est pas dans le brutalisme sonore, froid comme un mort minimaliste, du rasoir Marteau sans maître (1955) de feu Pierre Boulez. Point de modernisme outrancier ici, mais juste une musique planante, préludiale, vaporeuse, comme céleste, doucement mélancolique, et parfois sombre, qui mériterait bien un César de la Meilleure musique de film, à mon humble avis.

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L’altière et douce Lise Carvalho (Marie Vialle) aux côtés du super coach, ici sans sa casquette !, Charlie Beaumont (Frédéric Pierrot) dans « Les Musiciens » (2025) de Grégory Magne

Bref, ces Musiciens, du 3,5 sur 5 pour moi. J’aime sa célébration, pleine de sensibilité et de tendresse, de la variable humaine : jouer coûte que coûte, malgré une entorse inopinée dans le bois avoisinant du manoir de l’un des musiciens, et l’idée de confiner à la perfection en acceptant justement la maladresse, l'accident, la sortie de route, le pas de côté, c'est-à-dire la part humaine, quoi (le compositeur leur dit, à ses musicos visant obstinément l’excellence, que « C’est peut-être en jouant chacun un peu faux que l’on joue juste, ensemble  » — cela les libère et leur permet de nuancer l’ego, sa pseudo toute-puissance (qui peut virer au robotique cadenassé), par les joies fructifiantes du collectif et du frémissement). Et, autre belle idée, les millions ne suffisent pas pour engendrer une grande œuvre. Pour que la magie opère (à savoir le miracle de l’art via le secret tout aussi précieux des affinités électives et des alchimies professionnelles), il faut la concorde musicale entre les âmes réunies, stars ou pas, et la nécessité (de la force et de la beauté) du lien qui les aide à se surpasser, ou de l'importance du nous (de l'abnégation, savoir s'effacer pour mieux briller) face au moi (surdimensionné). J’aime moins – enfin, ce n’est pas très bien amené ou, je dirais, pas spécialement utile à l’histoire – la façon dont un violoniste, attention spoiler, devient soudain aveugle, ou en tout cas très malvoyant. Même si l’on se dit que cela est peut-être dû à une conséquence psychosomatique face au stress engendré (la préparation du concert en présence d’un être, une musicienne discrète et habitée, toujours secrètement aimé — pudeur des sentiments), mais ce n’est pas assez clairement dit, me semble-t-il. Faut bien chipoter un peu.

Cela reste, bien entendu, un bon film. La preuve, il donne de la matière, sonore et humaine, à penser. Et, devant, il n’est pas interdit de penser à des films « musicaux », comme Le Salon de musique (façon musique de chambre feutrée dans un château, sans oublier Tous les matins du monde, 1991, signé Corneau) de Satyajit Ray (1958), Un Cœur en hiver (1992) de Claude Sautet (ou comment, à travers la musique et les êtres « en réunion » qu’elle cristallise, révéler les richesses et les contradictions intérieures d’êtres apparemment froids ou distants, je pense au couple Lise & Peter), et Tár (2022) de Todd Field avec Cate Blanchett, montrant cliniquement la chute d’une illustre cheffe d’orchestre prise dans une spirale où s’entrelacent pouvoir, manipulation et abus d’influence dans le monde feutré mais ô combien impitoyable de la musique classique, ou encore aux films choraux humanistes, souvent musicaux d’ailleurs, de Claude Lelouch.

Allez, le mot de la fin – sur la musique – à l’acteur… musicien Frédéric Pierrot (64 ans) qui joue sans aucune fausse note dans ce film polyphonique à récits croisés des plus élégants (toujours issu du Télérama, précédemment cité) : « [La musique est] la chose la plus rassurante qui soit. Je devrais penser plus souvent à écouter Chopin quand je ne vais pas bien. Il me donne l’impression de toujours chercher, et c’est bouleversant. Dans le film de Grégory Magne, le thème de la musique m’a séduit, en tant que métalangage dont les fréquences, les harmonies vous offrent des frissons inouïs. Je suis mélomane depuis l’enfance : ma mère écoutait de la musique classique, et mes grands-parents m’offraient des disques sur la vie des grands compositeurs. Plus tard, ce fut la rencontre avec le blues et le jazz, les improvisations de Miles Davis. Dès que je le peux, je travaille avec des musiciens ! »

Les Musiciens (2025 – 1h42). France. Couleur. De Grégory Magne. Musique : Grégoire Hetzel. Avec Valérie Donzelli, Frédéric Pierrot, Mathieu Spinosi, Emma Ravier, Daniel Garlitsky, Marie Vialle, Grégory Montel. En salles depuis le 7 mai 2025 (©photos VD).


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4 réactions à cet article    


  • Seth 27 mai 15:43

    Ce nom « Magne » me fait penser à cette histoire qu’on m’a raconté lorsque j’étais pas très grand, voilà (c’est traduit de l’occitan) :

    C’est une femme eu croyante qui rencontre le nouveau curé le la paroisse et ça se passe ainsi :

    « — Et comment vous vous appelez M. le Curé ?

    Magne, madame.

    Magne ???? Ah ! c’est pas moi que vous magnerez ! »

    Le verbe magnar signifiant pétrir, tripoter, etc...

    Chaque fois que j’entends ce nom, je rigole.  smiley


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 27 mai 16:19

      @Seth Eh oui, certains noms, toute une histoire ! Il y a déjà eu, je crois, sur ce site, des traits d’humour autour de patronymes “suggestifs”… smiley


    • Fergus Fergus 27 mai 18:36

      Bonjour, Vincent

      Un très bon film qui repose assez largement sur la réalité  bien observée par les scénaristes  des relations, parfois tendues, entre des solistes de niveau international. A noter que les meilleurs quatuors ne sont pas constitués de stars, mais d’excellents interprètes qui s’effacent derrière la partition pour se fondre pleinement dans le collectif. 

      Le fait est que le personnage joué par Pierrot rappelle par certains côtés son rôle de la série En thérapie. J’ai beaucoup apprécié son analyse de ce qu’est un bon quatuor, y compris lorsqu’il dit en substance « Dans un quatuor il faut que chacun des musiciens joue un peu faux pour que l’ensemble sonne juste ». Ce qui est contrintuitif mais parle très bien aux musiciens si j’en crois ce que m’a dit un jour, sur le même thème, un musicologue de renom.


      • Vincent Delaury Vincent Delaury 27 mai 19:08

        @Fergus « Ce qui est contre-intuitif, mais parle très bien aux musiciens, si j’en crois ce que m’a dit un jour, sur le même thème, un musicologue de renom. » Tout à fait, cher Fergus (grosso modo, l’art musical ou jouer de toutes les cordes : entre accords improbables et harmonie cachée, pourrait-on dire). Merci pour ce retour. Toujours un plaisir de vous lire… smiley

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