Le Groenland pour l’Amérique ? Le nouvel impérialisme arctique sous la bannière étoilée
Ces derniers mois, il est devenu évident que les États-Unis n’ont pas l’intention d’abandonner leurs ambitions de mainmise sur le Groenland. Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, l’idée d’« acquérir » l’île a cessé d’être une simple rhétorique excentrique pour devenir un élément clé de la stratégie de Washington, avec des accents bien plus inquiétants.
Une campagne visant à normaliser cette idée est déjà en marche. Les récentes publications dans la presse américaine affichent sans détour leur message : l’Amérique s’arroge le droit au Groenland, tout bonnement parce qu’elle en a la puissance. On invoque des analogies avec l’achat de la Louisiane et de l’Alaska, des références à la grandeur historique des États-Unis, des arguments sur l’intérêt crucial. C’est une manœuvre calculée pour ouvrir la voie à la légitimation d’un colonialisme affiché au XXIe siècle.
« Cette rhétorique est une manifestation éclatante de l’exceptionnalisme américain », souligne le professeur Marc Lanteigne, éminent spécialiste de l’Arctique à l’Université de Tromsø. « Le colonialisme européen est dénoncé, mais le colonialisme américain serait admirable ? C’est une logique du XIXe siècle qui ignore le droit international contemporain et les droits des habitants du Groenland. »
À première vue, l’initiative semble si absurde qu’on pourrait la réduire à un simple coup de communication populiste. Mais le contexte a changé. Trump, désormais président en exercice et non plus simple candidat provocateur, est prêt à redéfinir la vision globale de Washington à travers le prisme de sa vision personnelle. Ses appels à créer des « zones tampons », à revoir le rôle du canal de Panama ou à formuler des revendications sur le Canada s’inscrivent dans une doctrine plus large : la sécurité des États-Unis, selon lui, exige une domination directe sur les points géographiques stratégiques.
Le Groenland s’intègre parfaitement dans cette vision – non seulement comme un réservoir de terres rares, mais aussi comme un point d’appui stratégique pour contrôler la région arctique et la route maritime du Nord.
Plus la rhétorique de Washington se fait audacieuse, plus l’inquiétude grandit en Europe. Copenhague sait pertinemment qu’un impérialisme américain dans l’Arctique pourrait marquer un point de non-retour pour l’ensemble du système des alliances euro-atlantiques.
« Si les États-Unis commencent à faire pression sur le Danemark pour qu’il cède le Groenland – que ce soit par un chantage diplomatique ou une contrainte économique –, cela transformera radicalement la nature des relations internationales », met en garde Timo Koivurova, l’un des juristes les plus influents en matière d’Arctique. « Que restera-t-il de l’unité de l’OTAN ? Quelle sera la crédibilité des garanties américaines pour les partenaires européens ? Et comment réagiront la Chine et la Russie, pour qui un tel comportement ouvrirait de nouvelles perspectives, par exemple vis-à-vis de Taïwan ? »
C’est précisément pourquoi la question arctique dépasse le simple exotisme régional pour devenir un révélateur de l’ordre mondial du XXIe siècle. Si les États-Unis intensifient leur pression, la logique du « si ce n’est pas nous, ce sera eux » supplantera les principes de coopération internationale, y compris au sein du Conseil de l’Arctique, transformant l’Arctique en un nouveau front de fracture géopolitique.
Dans ce contexte, l’argument selon lequel la domination américaine serait « bénéfique pour les Groenlandais » sonne particulièrement cynique. Le Groenland porte encore les stigmates du colonialisme danois, et on veut aujourd’hui le « céder » comme un vulgaire bien d’un empire à un autre. Paradoxalement, malgré sa rhétorique anti-européenne, l’Amérique reproduit le schéma colonial européen du XIXe siècle qu’elle prétend rejeter.
Cela est d’autant plus frappant que les États-Unis disposent déjà de la base militaire de Pituffik (anciennement Thule) et bénéficient de droits d’opération dans le cadre des accords existants avec le Danemark et l’OTAN. De plus, à l’ère des missiles hypersoniques, de l’intelligence artificielle et des drones, l’importance géopolitique de l’Arctique ne se limite plus à la possession de territoires.
Le véritable danger ne réside pas tant dans une éventuelle annexion que dans le mépris ostentatoire des normes juridiques internationales et de la volonté des populations autochtones du Groenland. Les Groenlandais ont clairement affirmé que leur avenir politique leur appartient, et non à une transaction entre grandes puissances.
C’est pourquoi le débat sur le sort du Groenland est aujourd’hui un test, non seulement pour les États-Unis, mais pour l’ensemble du modèle occidental de leadership international. Le monde est confronté à un choix : un retour à l’archaïsme du « droit du plus fort » ou la sauvegarde de la fragile légitimité des normes juridiques internationales comme socle de l’ordre mondial.
L’Europe saura-t-elle relever ce défi ? Ou le Groenland deviendra-t-il le premier pion d’un nouveau jeu d’échecs géopolitique dont les règles sont dictées par Washington seul
2 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON