« La vie est inscrite dans le cosmos »
« La vérité scientifique n’est pas une question de croyance mais de fait et je ne puis admettre que les religions m’obligent à croire des affirmations en contradiction avec ce que je sais », affirme le prix Nobel de médecine 1974
Le Nouvel Observateur. - Estimez-vous qu’il existe aujourd’hui un conflit, ou des conflits, entre science et religion ?
Christian de Duve. - Je serais tenté de vous faire une réponse de Normand, ou plutôt celle de l’ancien élève des jésuites que je suis : c’est oui et non. Quand les religions demandent à leurs adeptes de recevoir comme vérités des croyances incompatibles avec les découvertes de la science, oui, il y a conflit. Quand les religions se présentent comme des systèmes non pas de croyances, mais plutôt de règles morales, non. Ici, aux Etats-Unis, plus de la moitié de la population ne croit pas à l’évolution ! C’est assez extraordinaire ! Il est invraisemblable de constater que plus de la moitié des habitants d’un des pays les plus développés, les plus avancés et les plus puissants au monde accordent plus de crédit à des mots écrits par des hommes il y a plus de trois mille ans qu’à des faits clairement démontrés.
N. O. - Est-ce que ce type de croyance peut entraver le progrès scientifique ou peut nuire à la connaissance scientifique ?
C. de Duve. - Je le crois. Et elles sont d’autant plus dangereuses qu’elles peuvent nuire à l’éducation, à l’instruction. Ici, aux Etats-Unis, dans un certain nombre d’Etats du Sud, des mouvements d’opinion très puissants - dominés par les Eglises - militent pour que l’on n’enseigne pas la théorie de l’évolution dans les écoles. Mais comme ils savent que c’est une guerre perdue, ils demandent que l’on accorde la même importance et le même temps d’enseignement à la théorie scientifique et à ce qu’ils appellent creation science, la science de la création. Ils ont ajouté le mot « science » pour habiller un peu la chose, mais la creation science, c’est la lecture à la lettre de la Bible. Ensuite, et il s’agit là d’un débat éthique beaucoup plus complexe, qui n’est pas propre aux Etats-Unis, il est certain que des groupements religieux militent contre certaines formes d’expérimentation, surtout dans le domaine de la reproduction humaine. Quand il veut interdire le clonage thérapeutique, le Vatican rejoint les Eglises américaines. C’est un exemple parmi d’autres.
N. O. - Dans votre dernier livre, « A l’écoute du vivant » (1), vous citez ce texte de 1996, dans lequel Jean-Paul II reconnaît que la théorie de l’évolution est « plus qu’une hypothèse ». Que pensez-vous de cette formulation de l’Eglise catholique face à un fait établi par les scientifiques ?
C. de Duve. - Je crois que c’est un pas énorme. Pour ce pape, c’était une décision difficile. Parce qu’il y a vingt ou trente ans, dans une encyclique intitulée, je crois, « Humani generis » (le genre humain), le pape de l’époque affirmait que l’évolution, n’étant pas démontrée, n’était qu’une hypothèse parmi d’autres. Ce pape-ci a choisi de faire un pas de plus, et c’était intelligent de sa part. N. O. - Est-ce que ce n’est pas une façon de dire à la communauté scientifique : occupez-vous du corps et laissez-nous l’âme ?
C. de Duve. - Je cite dans mon livre la suite de ce discours que j’ai entendu puisque j’étais présent. Jean-Paul II a dit : cela ne change rien au fait qu’à un moment donné de l’évolution il se produit un saut introuvable chez les singes ou chez les autres animaux, et ce saut, c’est l’acquisition d’une âme par le fœtus humain.
N. O. - A quoi vous répondez, vous, que dans l’homme tout est chimique... C. de Duve. - Nous pouvons aujourd’hui expliquer tous les phénomènes de la vie en termes chimiques. L’information, le code génétique ou le phénomène de transfert d’informations biologiques constituent, si l’on veut, le software, le logiciel. Mais le hardware, le matériel, c’est de la chimie. Prenons l’ADN. Il est porteur d’informations. Mais quand cette information est recopiée, elle l’est par la synthèse chimique d’une molécule qui porte la même information. De même, l’ADN est transcrit en ARN (acide ribonucléique) par synthèse d’ARN. Et l’ARN est traduit en protéine par synthèse de protéine. Tout ça est parfaitement compris aujourd’hui. Donc, lorsque nous affirmons comprendre la vie, je pense que nous n’exagérons pas, même s’il reste certains aspects que nous ne saisissons pas encore.
N. O. - L’évolution a un commencement qui s’appelle « cellule ». Il y a là un mystère des origines, que la religion reprend à son compte en disant : c’est affaire de Dieu. Or, vous les scientifiques, vous dites : nous n’en savons rien. S’agit-il là seulement d’un conflit d’interprétation ?
C. de Duve. - Tout dépend du théologien avec lequel vous vous entretenez, ou de la secte ou de l’Eglise à laquelle il appartient. Je crois qu’on doit faire extrêmement attention au sens des mots qu’on utilise. J’aimerais faire ici une parenthèse. Il y a une question qu’on me pose souvent quand je fais des exposés grand public, ce qui m’arrive assez souvent. J’ai à peine dit mon dernier mot qu’immanquablement on me demande : est-ce que vous croyez en Dieu ? Ça ne rate jamais ! Moi, je réponds par une question : comment définissez-vous Dieu ? C’est un mot qui est compris différemment par chacun. Avant de dire si je crois ou si je ne crois pas en Dieu, il faut que je sache comment on le définit. Est-il ce vieillard à barbe blanche assis sur un nuage ? Là je dis non. C’est dangereux. Quant au mot « mystère », il est chargé de sens ou de non-sens.
Depuis des siècles, les philosophes posent la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Là est le vrai mystère. Ce quelque chose, pour moi, inclut tout ce qui existe, tout ce qui a existé et tout ce qui existera. Dans l’ensemble du cosmos, de l’Univers, le phénomène de la vie ne demande pas une intervention extérieure au cosmos lui-même. C’est inscrit dans le cosmos, ça fait partie du cosmos. Pour moi, c’est explicable, et on arrivera un jour à l’expliquer. On a d’ailleurs déjà des théories, on a des données expérimentales et donc, un jour, on comprendra. Mais le verbe comprendre a une autre signification, fondamentale dans ma pensée : comprendre soit, mais qui comprend ?
N. O. - Que voulez-vous dire ?
C. de Duve. - L’homme n’est pas l’aboutissement de l’évolution. Tel que nous le connaissons aujourd’hui, il est un stade intermédiaire, peut-être une voie de garage destinée à disparaître dans un million d’années. Comprendre, c’est comprendre avec les 100 milliards de neurones de notre cerveau. L’homme a vu son nombre de neurones plus que tripler en deux millions d’années, c’est absolument invraisemblable. Moi, je pose la question : imaginez qu’on double encore une fois le nombre de neurones. Cela créerait un instrument de compréhension capable de percevoir et de concevoir des choses que ni vous ni moi ne sommes biologiquement capables de comprendre ou d’appréhender. Je pense que cette évolution progressive va aboutir à des individus, des cerveaux qui vont approcher de plus près ce que j’appelle l’« ultime réalité ».
N. O. - Et revoilà Dieu !
C. de Duve. - Non. Appelez-le ainsi mais ce n’est pas cela. Moi, je parle d’ultime réalité, parce que cette expression n’a pas de connotation susceptible de varier d’un individu à l’autre. Cette ultime réalité a plusieurs facettes. Une facette intelligible, que la science peut approcher. On arrivera en ce domaine à une compréhension de plus en plus détaillée, de plus en plus complète, et peut-être de plus en plus directe. L’intelligible se fondra peut-être un jour dans une sorte de compréhension intuitive. On n’aura peut-être plus besoin d’algorithmes ou d’équations, parce que les cerveaux dont je rêve auront des moyens différents. Ils auront un fonctionnement qui sera plus proche de cette ultime réalité, ils vont la comprendre par des moyens que je ne puis pas même imaginer aujourd’hui avec mes pauvres petits 100 milliards de neurones.
N. O. - L’autre facette de cette ultime réalité ?
C. de Duve. - C’est l’émotion artistique. L’émotion artistique, ce n’est pas vraiment intellectuel. Il peut y avoir un élément intellectuel dans la construction d’une œuvre. On peut raisonner, on peut analyser une sonate de Beethoven ou une partita de Bach. Mais quand je me laisse pénétrer par l’émotion, quand j’écoute une œuvre que j’aime et qui me touche, je ne suis pas conscient de cette construction. L’artiste, c’est un peu le médium qui nous rapproche de certains aspects de cette ultime réalité : il a la capacité de traduire son émotion par des sons, des images, des formes, capables de faire vibrer celui qui les reçoit. Enfin, il y a un aspect moral, un aspect éthique, qui vient fonder cette ultime réalité. Appelez-la Dieu si vous voulez, mais c’est plutôt le Dieu de Spinoza que celui de la Bible.
N. O. - L’Univers est-il hasard ou nécessité ?
C. de Duve. - Le hasard n’est ni une force ni une entité. Le hasard qualifie, à mon avis, la situation dans laquelle les événements se produisent avec une fréquence qui correspond à leur probabilité. Alors on peut dire que c’est le hasard qui joue. Si je lance un dé, j’ai une chance sur six de sortir un des chiffres. Si je joue à la roulette, j’ai une chance sur 36 d’obtenir le bon numéro. Cela, c’est le hasard. Mais le hasard n’exclut pas l’inévitabilité. Je pense que ceci est très important. Je vais prendre un exemple extrême. Vous avez un billet de loterie de 7 chiffres. Ce billet a 1 chance sur 10 millions de sortir. Comme il n’y a qu’un seul tirage, il n’y a pas beaucoup de chances qu’il sorte. Mais s’il y avait 69 millions de tirages, d’après mon calcul, il aurait 99,9 chances sur 100 de sortir. Le nombre d’occasions que vous offrez à un événement de se produire a donc un rapport avec sa probabilité. Dans l’évolution, c’est la même chose. Je crois qu’il est impératif de prendre plus en compte qu’on ne l’a fait la probabilité des mutations et, par ailleurs, le nombre d’occasions qu’elles ont de se produire. Si une mutation donnée, qui va par exemple faire que votre peau perde sa pigmentation, a, disons, 1 chance sur 100 milliards de se produire, si vous lui donnez 700 milliards de possibilités de se produire - 700 milliards d’individus, par exemple, ou de cellules, de générations -, eh bien elle va se produire presque certainement. Quand on étudie l’évolution, on ne peut pas dire « c’est le hasard qui a tout fait ». Jacques Monod, le célèbre auteur du « Hasard et la Nécessité », affirmera : notre numéro est sorti à la roulette de Monte-Carlo ! Pour lui, l’apparition de la vie est un énorme coup de chance ; et, dans la vie, l’apparition de l’homme encore une fois est un énorme coup de chance. C’est un hasard au carré. Je dirais quant à moi que le hasard est en quelque sorte neutralisé par le fait qu’un nombre suffisant de possibilités ont souvent été offertes à un certain événement pour qu’il se produise avec presque certitude. Par conséquent, je dirais qu’il y a, dans l’évolution, beaucoup plus de nécessité que de hasard. N. O. - Est-ce que la science et la religion finalement ne se rejoignent pas dans cette idée que l’homme n’est rien et que l’infini est tout ? C. de Duve. - Pascal nous disait déjà que l’homme est suspendu entre deux infinis. Donc il est à mi-chemin entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Il est certain qu’on peut très facilement, en contemplant l’Univers tel que nous, scientifiques, le connaissons, aboutir à la conclusion que nous sommes infiniment dérisoires. Nous sommes ici sur une petite poussière qui, avec quelques autres poussières, tourne autour d’une petite poussière incandescente qui est le Soleil ; et ce genre de Soleil, rien que dans notre galaxie, il y en a 100 milliards, peut-être chacun avec des petites poussières. Sur beaucoup de ces petites poussières, il y a peut-être aussi des êtres vivants, même des êtres qui pensent, ce n’est pas impossible. Et puis ça n’est que le début, puisqu’il y a 100 milliards de galaxies, et que tout ça occupe une telle immensité que, même avec les moyens les plus perfectionnés, il nous est physiquement impossible - à moins qu’Einstein ait tort - d’en explorer plus qu’une fraction infinitésimalement petite. On reçoit des informations de l’extérieur, et c’est comme ça d’ailleurs que nous savons tout cela, par l’analyse des lumières et des rayonnements que nous captons et que nous interprétons. Mais y arriver physiquement, on peut à peine l’espérer... Alors oui, nous sommes dérisoires en ce sens-là. N. O. - Mais, en même temps, nous ne le sommes pas ? C. de Duve. - Non, car, d’un autre côté, il y a cet aspect que les religions comme les philosophies dites humanistes soulignent que chacune de ces petites poussières - ces petits individus qui sont vous et moi - sur cette poussière de Terre a son importance. Chaque être humain est un individu qui, dans notre société humaine, a sa signification, son importance, ses droits. Et donc, si on se place sur ce plan, la science ne doit pas détruire l’humanisme. Nous sommes humains, et nous ne devons pas renier notre propre nature. Les religions jouent un rôle important. Je ne vois pas très bien par quoi les remplacer. Mais, d’un autre côté, je ne puis pas admettre qu’on m’oblige à croire des affirmations qui sont en contradiction avec ce que je sais. N. O. - Pensez-vous qu’il est souhaitable qu’il y ait un dialogue plus fort entre les scientifiques et les religieux, ou estimez-vous que ce n’est pas une nécessité première ? C. de Duve. - Ce dialogue est certainement souhaitable. Parce que science et religion sont deux grandes forces dans le monde moderne. Le problème, c’est que ce « dialogue » ne peut se tenir que si chaque interlocuteur utilise un langage mutuellement compréhensible. Il faut donc instituer un compromis. Que chacun mette un peu d’eau dans son vin. Comme en politique. Mais la vérité scientifique n’est pas une question de politique, ce n’est pas une question de vote. Ce n’est pas une question de croyance, c’est une question de fait. Il y a, pour le scientifique que je suis, un certain nombre de faits établis, incontestables. Je ne vais pas mettre de l’eau dans mon vin pour faire un pas vers les créationnistes, en disant : mais oui, vous avez raison, vous pourriez avoir raison... Je dis : non, vous avez tort. C’est évidemment difficile de débuter un dialogue en commençant par dire cela. Pour qu’il soit possible, constructif, je crois qu’il est indispensable que les religions s’inclinent devant ce qui est scientifiquement établi d’une manière qui satisfait rationnellement et intellectuellement, honnêtement et rigoureusement, une majorité de scientifiques. N. O. - Ce qui vous conduit à affirmer que vos pairs sont tout prêts à suivre les religions lorsqu’elles se placent sur le plan moral ? C. de Duve. - Encore une fois, je me cite : je crois que, dans le monde moderne, il est tout à fait légitime, et même souhaitable, d’être disciple de Jésus, Bouddha ou Mahomet. Je crois qu’il est souhaitable qu’il y ait des guides moraux. Je pense que la plupart d’entre nous sont trop occupés par nos intérêts, simplement par les exigences de la survie - nous devons vivre, nous devons faire vivre nos enfants, nos familles, nous passons notre temps à des occupations nécessaires qui nous enlèvent le loisir indispensable pour réfléchir aux problèmes moraux. La plupart d’entre nous, nous sommes mal placés pour faire notre propre morale. C’est très difficile. C’est très dangereux, parce que les criminels aussi se font leur propre morale. Je crois par conséquent qu’il faut des guides, des maîtres à agir. Il y a, dans l’histoire de l’humanité, une série de personnalités qui ont créé des systèmes de vie, des systèmes de conduite morale qui ont eu un certain succès, ont fait des disciples et se sont malheureusement incorporés dans des religions, avec un ensemble de croyances plus ou moins acceptables ou inacceptables. N. O. - Aussi a-t-on envie de vous demander : êtes-vous chrétien ? C. de Duve. - Je vous dirai : absolument je suis chrétien ! Je suis chrétien, parce que je trouve que la morale chrétienne est un bon système de morale. Mais je n’adhère pas à l’ensemble des croyances qui l’habille, dans lequel est inséré. La religion - je parle de la religion chrétienne, celle au sein de laquelle j’ai été élevé, ce n’est pas simplement « Je crois en Dieu le Père tout-puissant ». Ce sont aussi les dix commandements de Dieu qui ne sont pas des vérités à croire mais des recommandations morales. Il est certain que ces recommandations sont plus faciles à inscrire dans un cadre religieux que dans un cadre strictement rationaliste. C’est là toute la difficulté à laquelle se trouvent confrontés les rationalistes comme moi : c’est d’arriver à trouver un cadre à offrir qui justifie les règles morales. Ainsi, il est moral de comprendre la structure de la matière. Nous la comprenons beaucoup mieux depuis qu’on sait que les atomes sont fabriqués d’un noyau et d’électrons, que le noyau est fait de neutrons et de protons et que tout ça est fissile ; et que donc il y a de l’énergie qui peut en sortir. Tout cela est moral. Mais il en résulte une question : est-il moral d’utiliser ces connaissances pour faire une bombe ?