Les bobos et les babas
Les bobos :
Certains disent que ça ne veut rien dire, que cette « classe » est inclassable, qu'elle recouvre tout et n'importe quoi.
Je m'inscris en faux : ainsi donc, vais-je m'essayer à en donner ma définition.
Aussi synthétique qu'à l'accoutumée, cette description pourra être contredite, critiquée ou complétée de bien des façons.
Le bobo est un héritier de mai 68 ; il a manifesté dans sa jeunesse, il a aidé à promouvoir la libéralisation des mœurs, la liberté sexuelle.
Il a fait plus ou moins de séjours plus ou moins longs dans des communautés, provençales ou cévenoles. Il a pour ce faire, interrompu ses études, pour un temps.
Il est issu d'un milieu bourgeois et, de ce fait, n'ayant peu de cœur à la rudesse d'une vie précaire et sans confort, il a regagné bien vite ses pénates, a terminé ses études ou s'est placé avantageusement ça ou là, grâce à ses connaissances.
Il a mené alors et mène encore une vie de bourgeois mais, éclairée, d'une conscience écologique, d'une liberté de mœurs qui l'a incité à fonder plusieurs foyers : il a inventé la famille recomposée, plus ou moins bien vécue du reste, s'est encanaillé d'une culture dissidente, a ouvert et ouvre encore sa porte avec une hospitalité peu conforme à ce qu'il avait vécu enfant, dans un monde plus rigide.
Il est tutoyé et tutoie ses gendres et ses brus, il est copain-copain avec ses enfants et les copains de ses enfants ; il voyage intelligemment, avec curiosité, respect et sans rien détruire des cultures qu'il visite.
L'homme ne porte pas de cravate mais des chemises ouvertes sous une veste au beau tombé grâce à une coupe et un tissu de qualité, dans un pantalon large, velours, coton, lin, de même facture que la veste. Ses chaussures sont confortables, italiennes parfois, solides, plus que pour leur usage !
La femme aime les jupes amples, en lin le plus souvent, aux teintes naturelles, les pulls larges de beau cachemire : ils aiment le confort, le luxe non clinquant. Ils prennent soin d'eux sans artifices voyants.
Pour les plus lettrés d'entre eux, ils passent de longues soirées décontractées, sur leur terrasse parisienne, à la belle saison, dans leur salon vaste aux sièges confortables, ou dans le jardin de leur résidence secondaire en Normandie, en Bretagne ou en Provence, à discuter de sujets cuisants.
Ils sont inscrits sur des sites d'accueil aux étrangers voyageurs, aiment les rencontres inopinées, se targuent de fréquenter des artistes voire des paumés ou des marginaux, qu'ils respectent.
Leurs enfants sont nés sous une bonne étoile, brillants à l'école sans être scolaires, ils sont doués en musique ou en arts plastiques mais poursuivront d'autres solides études.
Ce sont eux qui ont le luxe des lettres classiques, de la philosophie qu'ils mêlent au droit ou à la biologie pour exercer un métier utile à l'écologie ou à une cause sociale ou politique.
Ils prennent une année sabbatique, pour connaître la vie, voyagent et vont même jusqu'à faire des petits boulots pour s'aguerrir.
Peu de nuages sur la construction de cette existence exemplaire ; ils votent à gauche par conviction ou vert parce qu'ils rêvent d'un peu plus de justice mais ne s'offusquent pas du monde de plus en plus policé, n'étant, somme toute, que peu concernés.
Les bobos se rejoignent assez bien sur le choix de la qualité de leurs biens de consommation plutôt que sur la quantité ; cela les amène à garder leur vieille Renault pendant des décennies puis à choisir la voiture hybride ou très économe en pollution(!) ; quand ils changent leur vieux frigo qui a rendu l'âme, ils se payent le top, classe 6A s'ils le pouvaient, mais ne dédaignent en rien les exonérations d'impôts auxquelles ils ont droit.
Les vrais citadins rechignent à posséder une voiture ; ils préfèrent le TGV et la location, une fois rendus dans leur résidence secondaire.
Les bobos, sont très écolos.
Ils ont toutefois un intérêt pour la recherche technologique et sa promotion : ils n'hésitent pas à faire installer des chaudières « expérimentales » et ils essuient les plâtres comme tous les pionniers...
Ils mangent bio, mais ce n'est pas le plus important : ce qu'ils préfèrent, ce sont les adresses particulières, presque intimes des petits producteurs car les bobos aiment à ne pas être anonymes ( dans un supermarché par exemple) mais à tisser des liens avec des artisans, des viticulteurs, des éleveurs, des maraîchers qui hissent leur travail au niveau de l'art. Car c'est un peu ça la vraie élite : n'être anonyme nulle part.
Ils aiment à faire de bonnes actions dans le sens de leurs convictions humanistes ; ainsi, dans leur maison de campagne, ils donnent à ranger ou à nettoyer à une femme dont ils apprennent qu'elle est dans la merde. À Paris, ils ont une femme de ménage, mais c'est une femme qui galère avec son môme, ou qui veut reprendre des études. Ils ont de bonnes relations avec elle, une confiance absolue, une amitié presque.
Ils détestent le conflit et ne s'énervent qu'exceptionnellement car ils sont très tolérants et surtout très à l'abri. Ils sont pour le mariage des homosexuels, pour la régularisation des sans-papiers, le vote des étrangers, contre le nucléaire mais surtout parce que ce genre d'opinion ne mange pas de pain et que de toutes façons cela ne changera rien à leur mode de vie ni à leurs privilèges ; quand on ne se sent pas menacés, c'est vrai qu'il y a peu de raison d'être suspicieux ou inquiets.
Ce sont des gens heureux et si par malheur une tuile leur tombe dessus, ils savent faire face dignement car leur égoïsme est tel que s'ils ne sont pas déstabilisés socialement, ils gardent leurs forces et leur foi en eux intacte.
Ils savent très bien se protéger de l'intrus ou l'intruse qui viendrait porter le désordre dans cette belle ordonnance.
Ils vieillissent bien, lisent des livres sans toutefois opter pour l'érudition, ne passent pas leur vie sur Internet tout en prenant plaisir à utiliser ce merveilleux outil, bref, ils sont ce que tout le monde devrait être !
Les babas :
Les babas sont les enfants de Mai 68. Ils succèdent aux beatniks américains ; dès cette époque, ils n'aiment pas la société de consommation qui se profile.
Ils ont un idéal et quittent tout pour oser le vivre.
Les babas commencent à vivre en communauté, simples colocations d'une masure, en général ; inutile de dire que les loyers de l'époque, avec trou sur planche de bois au fond du bancel, comme toilettes, courants d'air à toutes les fenêtres, gouttières dans les toits, n'étaient pas inabordables !
Ils vivaient ensemble surtout par confort ou sécurité affective : il faut dire, ils sont jeunes et l'adolescence est l'âge des bandes, des groupes et des amitiés.
Ils s'installent dans des hameaux en ruines, dans des maisons vidées une décennie plus tôt par tout le monde qui a foutu le camp pour vivre le mirage citadin .
Au début, ce furent plutôt de longues vacances ; on fumait des joints, on se baignait nus dans la rivière, on vivait déjà à plusieurs et les futurs bobos, en quantité, venaient passer leurs vacances sans toutefois tenir au delà des premiers froids !
Les soirées sous les étoiles ou devant le feu de bois n'avaient pas besoin de chaîne Hifi pour danser : on jouait de la musique, on chantait...
Les grandes vacances ne durèrent pas si longtemps ; les babas avaient un idéal de vie ; ceux qui étaient juste venus glander ne restèrent pas longtemps.
Une organisation sociale s'organisait, neuve, dans une micro société elle même décimée et pré-capitaliste. Les nouveaux venus, que les anciens appelaient « hippies » avec ironie, curiosité mais peu d'animosité, n'avaient pas le téléphone, l'eau venait de la source, certains n'avaient pas l'électricité ou ne possédaient pas de voiture ou n'avaient ni l'un ni l'autre, mais un âne ! On se donnait le nom des lieux, ce qui, des années après sonnait « aristocrate » avec les prénoms suivis de « de » !
Cependant, malgré les distances qui séparaient « leur domaine », la communication fonctionnait, autour de l'entraide et chacun se mettait à la maçonnerie, au jardinage, au bricolage, à l'élevage, ce qui donna lieu, peu à peu et au fur et à mesure que des enfants naissaient et que la demande d'un minimum de confort se faisait jour, à un savoir-faire, une vocation, un métier !
Il fallait reconstruire les ruines, se tailler un chemin ; manger !
C'était refaire le monde, et depuis le début : cultiver des friches, remonter des murs de terrasses ou de bancels.
Peu importe, la vie va avec ses aléas, ses réjouissances, ses travaux toujours faits ensemble.
Chaque micro société, dans chacune des vallées des Cévennes, d'Ardèche, de Provence, des Corbières ou du Minervois ( liste non exhaustive) avait ses spécificités ; là furent réinventés le cinéma itinérant, l'échange, le troc ; la promotion de l'agriculture biologique, des médecines dites douces, la préservation des anciennes variétés de fruitiers puis de graines,etc. On y pratiquait le yoga ou la méditation ; on était ouvert à l'Orient spirituel.
Ces sociétés avaient leurs artistes, musiciens, peintres, sculpteurs... leurs artisans, leurs commerçants ( qui « faisaient » les marchés pour vendre leur miel, leurs salades, leurs œufs), leurs agriculteurs bien sûr. Là, on remit au goût du jour les chorales qui changèrent de visages et de rythmes !
Les enfants partageaient la vie des adultes, comme avant, à la campagne.
Jusqu'à la fin des années quatre-vingt, l'économie y resta pré-capitaliste.
Et puis tout se gâta, le monde rattrapa ce petit monde qui marchait, vaille que vaille, vers son idéal.
On invente, quand cela devient nécessaire, La Confédération paysanne, on milite, on crée des associations, on demande des subventions, des aides... on ne fait plus confiance, mais sans s'en rendre compte, à la merveilleuse efficacité de l'organisation spontanée.
L'engrenage du capitalisme est une gangrène qui sape la pureté des us, mais on se baigne encore nu dans la rivière et les vieux célibataires du cru ne viennent plus mater les filles qui ont bien vieilli !
Des babas, aujourd'hui, il reste le cœur, le manque de goût pour les profits mais le goût des choses bien faites, et celui de la bonne nourriture. L'hospitalité.
Ils ont des meilleures voitures, ils ont chaud chez eux, ils sont usés de tout ce labeur mais on les reconnaît à leur jupes colorées, à leurs cheveux hirsutes, à leur peau abîmée par le soleil, à leurs mains caleuses comme celles des paysans de naguère mais avec leur air, encore, de « pas d'ici » !
Quand on enterre un copain, pas besoin de Pompes Funèbres ni de faire-part ; à l'instant, même ceux qui sont partis de l'autre côté du pays accourent pour donner la main, et ces vieux babas, même s'ils ont mal au dos, portent le cercueil en terre.
Et entre eux, toute la chaleur circule comme avant.
Et toute la nostalgie revient.
Les bobos et les babas étaient des frères, des frères jumeaux et comme tous les vrais jumeaux, ils ont exprimé, les uns : l'extraversion, la réussite, le pragmatisme empreint d'humanisme, les autres l'introversion (sociale), l'humilité (sociale) de celui qui œuvre et bosse en silence puis qui milite, qui se mouille et qui donne aujourd'hui à notre société le peu d'air que l'on peut encore respirer.
Et puis, peu après 2001, après avoir vécu pendant tout ce temps une gémellité sans ambages, voilà que le schisme apparut : violent, persistant ! Définitif.
L' Afghanistan !
Ce qui devait sourdre depuis peut-être deux décennies, occulté par un lien familial empreint de fidélité, d'affection, se déchaîna.
Ce fut la brouille, la colère, le rejet, le déni, l'incompréhension . Bref : la rupture.
Ce n'était plus les jumeaux complémentaires, c'était Doctor Jekyll et Mister Hyde !
Et tout s'éclaircit soudain : chez l'un tout n'était qu'apparence, jeu, de celui que l'on peut jouer en toute sécurité ; chez l'autre, tout était à vif, vrai, douleur...
Il y avait déjà eu chez les babas un blême avec leurs voisins, amis ou connaissances cocos et qui l'étaient restés après 1979. Incompréhension totale !
L' Afghanistan, où tous n'étaient pas allés, dont tous ne jouaient pas la musique, mais dont presque tous avaient porté les moumoutes ! semblait cristalliser tous les idéaux, tous les symboles anti occident consommateuriste.
Les valeurs occidentales n'étaient pas les mêmes ou pas portées de la même manière par les bobos ou les babas !
Le moment était venu de la mise en lumière des antagonismes.
La « grandeur d'âme » des nantis était pire qu'un leurre : une indifférence.
Leur égalité : une charité.
Leur solidarité : une pioche.
Leurs mots étaient sens dessus dessous, leurs idées volatiles, leur pensée creuse.
Les bobos vieillis ont les mains douces et soignées ils sont bien conservés . Ils sont beaux !
Mais ils ne sont pas émouvants.
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