Choisir les mots au plus près des choses
A propos de l'expression « Français de souche ».
Tout en défendant la liberté d'expression, nous voulons encadrer l'emploi des mots par des interdictions morales, en suivant l'idée qu'employer le mot serait donner une faveur à la chose, en soi, par le fait qu'on admet qu'elle est là. En employant le mot, on ferait presque exister la chose ; il n'y a qu'en s'interdisant le mot qu'on a une chance de faire disparaître la chose !
Cette injonction à ne pas nommer ne s'applique qu'à certains groupes humains, ou (inclusif) à certains problèmes.
Par exemple, dans l'émission C dans l'air du 24 février 2015, sur le thème « antisémitisme et islamophobie », la question « comment régler les problèmes si on n'ose pas les aborder ? » (citée de mémoire) est arrivée vers la fin. Variante utile de « mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur de ce monde », attribué à Albert Camus.
Il vaudrait mieux quitter cet encadrement des mots permis et des mots interdits, fondée sur une interprétation illégitime de l'emploi des mots : dire un mot serait être d'accord avec la chose qu'il énonce, toujours et partout, sans exclusives, et même quasiment la faire exister.
Penser nécessite d'établir un constat, le plus clair, le plus défini possible et surtout le plus complet possible ; de déduire des significations, des éléments structurels qui n'apparaissent pas dans le constat et qui en font partie cependant... ceci afin d'agir au mieux, diminuer les tensions, les souffrances, voire quelquefois les supprimer. Se mettre d'accord sur le constat est déjà un gros travail et il y a de quoi y passer beaucoup de temps, avec beaucoup de disputes. C'est indispensable cependant : on ne peut réellement discuter que sur des constats partagés.
Actuellement, trop de mots sont interdits à propos des problèmes sociétaux, politiques actuels, qui empêchent le constat, qui empêchent l'analyse, qui empêchent les actions justes, « justes » tant au sens de la justice (égalité) que de la justesse (éviter les erreurs). Certains mots, parce qu'ils recouvriraient automatiquement des interprétations négatives, sont même interdits par la loi.
L'enroulement du discours sur lui-même est total. Par exemple, il vaut mieux ne pas dire quelque chose qui risque d'être interprété comme homophobe ; y compris cette phrase qui, de par le simple fait qu'elle met en question le fonctionnement d'une telle interdiction pourrait être interprétée comme homophobe. L'enfermement est parfait.
On pourrait imaginer que les chasseurs, qui ne sont guère aimés, postulent pour un délit de chassorophobie.
Évidemment, ce n'est la même chose de naître avec la caractéristique en cause (black par exemple), ou de se la faire, de la choisir (chasseur). Il y a des caractéristiques mitoyennes : naître dans une religion (on n'y peut rien), rester dans cette religion (on peut choisir). En ce qui concerne les rapports hommes-femmes, amalgame et stigmatisation sont incorporés au discours féministe (tous des crocodiles harceleurs), sans que personne ne le fasse remarquer, en vue que cela cesse.
Bref, ces injonctions sur certains mots est à géométrie variable.
Revenons à l'expression « Français de souche ».
Je vous propose une expérience imaginaire, récit d'une expérience réelle (vécue).
Une classe de primaire en centre-ville. Sept élèves sont Chinois. Leurs parents sont Chinois, ils parlent chinois à la maison. Ils vont en Chine tous les deux ans environ, pendant les grandes vacances et y retrouvent oncles, tantes et cousins de leur âge. La plupart sont nés en France et sont Français ou vont l'être. N'importe qui entrant dans la classe saura trouver les sept enfants chinois. Sauf les aveugles, ça va de soi. Trois enfants sont d'origine arabe. Ils sont Français. On les reconnaît également au premier regard. Deux sont blacks (Haïtien et Congolaise). Une métissée black. Inratables ! Français tous les trois. Un est juif. Difficile de le trouver, mais pas impossible, surtout si on sait qu'il y a un enfant juif. Aucun des treize autres n'appartient à une des minorités dont on parle partout. Peut-on dire que ce sont des Français de souche ?
La tendance actuelle est : on ne parle pas de ça. Il n'y a que des Français. En même temps, on ne peut pas s'empêcher d'employer cette expression.
Comme si dire les particularités qu'on voit consistait à les mettre avant le caractère français (ou futur français) de ces enfants. Comme si dire ce qu'on voit était le mettre à la place de la francité (ou quasi francité) de ces enfants.Alors qu'on peut le dire parce qu'on l'a vu et le mettre derrière, dessous, après, l'appartenance de ces enfants à la France, de moindre importance que le caractère français de ces enfants.
Nous sommes tous des fils et des filles, sur un fil de l'hérédité, de la généalogie... nous sommes là parce que nous avons deux parents, quatre grands parents...etc. Et nous avions des aïeux du temps de Napoléon ou de Charlemagne, que nous ne connaissons, en général, pas. Mais nous avons un ressenti. Quand nous apprenons les événements antérieurs à nous sur l'actuel territoire de la République, certains enfants ressentent que leurs ancêtres étaient sur ce territoire et d'autres ressentent que leurs ancêtres étaient loin et n'étaient pas tellement concernés par ces événements et personnages historiques.
De cela, il faudrait faire quelque chose à l'école. Des propositions des enseignants seraient bien venus, eux qui sont en première ligne, ils ont connaissance directe et quotidienne de ce phénomène dont le récit de l'expérience serait bien utile. Un autre programme en Histoire qui tienne compte de ce fait ? L'Histoire, affectivement, est le roman des origines qui organise imaginairement la place qu'on prend dans la succession tuilée des hommes. Il faudrait raconter le roman des origines à tous les Français, ceux dont les ancêtres étaient en France sous Louis IX et ceux dont les ancêtres n'avaient aucune chance de connaître l'existence de Louis IX, du vivant de ce dernier, et ceux dont les ancêtres avaient Louis IX comme ennemi. Si on veut trouver une chance de réduire ce problème, il faut commencer par le nommer et s'autoriser à parler des Français de souche et des Français d'origine récente, « fraîche ».
La Nation, la République donne les mêmes droits à tous. Penser que pour obtenir une réalisation effective de cette égalité des droits, il vaut mieux ne pas parler de cette différence alors que ne pas la voir est impossible est un « remède » pire que le mal. La valeur d'égalité, l'idéal d'égalité, est rendu nécessaire par les inégalités du réel. Penser que nommer ces inégalités du réel ne peut que les valider et les entretenir est, à mon sens, une erreur que nous ferions bien de quitter.
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