Recensement
Entre bobos et bouibouis
Plongée dans le pays réel
Je côtoie une jeune retraitée qui, afin de garder un pied dans l'activité, s'est proposée pour effectuer le recensement 2014. Durant six semaines, elle va sonner de porte en porte pour compter nos concitoyens. Les techniques ont évolué, la statistique étant désormais maîtresse du monde, il lui est demandé de se rendre dans quelques foyers au sein d'un quartier délimité.
Ainsi, au hasard des lois du tirage aléatoire, elle découvre bien des situations, toutes aussi différentes les unes que les autres. Elle s'étonne ou s'inquiète, s'enthousiasme ou s'indigne de l'accueil qui lui est fait, des réactions que suscite sa visite. Elle découvre dans le même temps, l'extrême diversité des situations au sein d'une même ville, l'assignation sociale qui se fonde également sur l'adresse.
Elle me raconte, au jour le jour, sa plongée dans le pays réel, ses surprises et ses peurs. Dans certains immeubles borgnes, véritables coupe-gorges où des propriétaires sans scrupules entassent des gens pris au piège par la pénurie du logement, l'accès est compliqué, la menace perceptible, l'indifférence aux voisins, la règle de survie. Dans ces basses rues de la ville, il ne faut pas s'aventurer à la nuit venue ….
Elle visite dans le même temps des maisons individuelles dans un quartier bobo. Les intérieurs sont confortables, richement décorés. À quelques centaines de mètres du sordide, des privilégiés ignorent tout des conditions de vie de leurs presque voisins. Image de cette nation qui se scinde en classes sociales imperméables et définitives.
Il y a aussi les détresses silencieuses. Ces gens qui vivent seuls, sans aucune autre visite que celle du recenseur. C'est alors une réception chaleureuse, une invitation à boire un café en libérant tant bien que mal un coin sur une table où règne un désordre impossible. C'est bien vite un récit de vie, une parole qui se libère pour avoir été trop longtemps contenue. Dans ce monde de la communication tous azimuts, il existe des parcelles de silence dont on ne sait jamais rien.
Il y a encore toutes ces femmes seules qui élèvent , tant bien que mal, des enfants, dans une vraie détresse matérielle. La dignité ou la résignation font qu'elles n'évoquent jamais cet homme qui est parti sans verser de pension. Elles jonglent avec les horaires et les factures, les difficultés et la solitude, engluées qu'elles sont dans une situation inextricable.
Il y a beaucoup d'hommes seuls. C'est une surprise pour notre enquêtrice. Des messieurs que la vie a laissés sur le coin du chemin ou qu'un deuil a privés de la compagne de toujours. Leurs intérieurs sont de vrais capharnaüms, encombrés d'outils ou bien de livres, où règnent le désordre et parfois une poussière à vous repousser. Ils restent toujours dignes , si heureux de recevoir une dame, qui à leurs yeux, est encore une jeunette …
Il y a, hélas, les irascibles, atrabilaires ou autres mal embouchés qui se montrent , d'entrée, hostiles et désagréables. Souvent ils refusent leur porte, renvoient la visiteuse sans répondre à cette obligation légale. Ils ont en horreur les démarches officielles, veulent préserver leur intimité, sont trop vieux pour supporter une telle intrusion. Puisque la vie semble les avoir mis à l'écart de cette société sur laquelle ils ne comptent plus, ils ne veulent plus être comptés …
Heureusement pour notre amie , la plupart des habitants trouvent que l'occasion est bonne de discuter, d'ouvrir leur porte et de partager un moment avec quelqu'un qui les écoute. Ainsi le recensement devient-il prétexte à renforcer un lien social dans une civilisation où la peur, l'indifférence ou l'oubli font que ce contact n'est, hélas, pas si fréquent.
La dame revient, à chaque fois, riche de nouvelles émotions. Toutes ne sont pas exaltantes, mais toutes sont porteuses d'une parcelle d'une société où finalement le lien s'étiole, où, la plupart du temps, les gens vivent les uns à côté des autres sans rien savoir de leurs voisins. Un monde de solitude et d'indifférence. Une étrange juxtaposition d’individus ayant renoncé à la dimension collective de notre humanité.
Décomptagement vôtre.
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