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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Le temps qui passe, comme « Hors du temps », période Covid-19

Le temps qui passe, comme « Hors du temps », période Covid-19

Paul, réalisateur, et son frère Étienne, critique rock, sont confinés à la campagne, avec leurs nouvelles compagnes, jeunes femmes sémillantes ayant le sens de la répartie et n’hésitant pas à les chambrer gentiment, dans la maison où ils ont grandi, pleine de souvenirs : tout leur rappelle bientôt les échos de l’enfance, et les fantômes qui vont avec. Olivier Assayas (Paris s’éveille, Demonlover, CleanCarlos, Cuban Network…), dans les derniers jours du confinement et alors qu’il venait d’achever le pilote de sa série télé (HBO) Irma Vep, a passé une semaine avec une mystérieuse fièvre carabinée dont il ignore l’origine – a priori, ce n’était pas le COVID ! Il se rappelle : « (…)  Je n’avais rien à faire, sinon faire passer le temps, assis dans mon jardin. » Du coup, ce cinéaste, et scénariste, a profité de cet état pour aborder une manière inédite d’écrire qui allait donner naissance à Hors du temps : « J’ai alors commencé, précise-t-il, à écrire dans cet état flottant, comme une sorte de rêverie. Juste après Irma Vep, c’est comme si j’avais dérivé vers une écriture nouvelle, qui prendrait en compte, ou intégrerait, ou représenterait ce que nous venions de vivre, et qui me semblait extraordinaire mais à la fois abandonné à la question de savoir quoi en faire au juste  », poursuivant : « J’ai écrit une scène sur un registre tout d’abord autobiographique, et très littéral, puis une autre sur un registre de comédie et puis tout le scénario, dans l’ordre chronologique, sans savoir où j’allais, sans savoir où allaient ces personnages. »

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Auprès de leur arbre : Paul (Vincent Macaigne) et son amoureuse, Morgane (Nine d’Urso), dans « Hors du temps » (2024, Olivier Assayas)

« C’est beau, ce silence. D’habitude il y a toujours des avions, des voitures dans le lointain. Là, rien  », entend-on dans Hors du temps. Alors quid de ce film (©photos in situ V. D.), aux airs de « comédie autobiographique », pas mal démoli dernièrement, selon moi à tort, par la presse établie (Libé, Le Figaro, Les Cahiers…) trouvant qu'il confine au ridicule, voire à l’obscène ?

Eh bien, je pense que, pour le savourer telle une madeleine un brin surannée (un monde figé dans le souvenir), il faut le considérer comme un film proustien - sinon c’est foutu, on confine à l’ennui profond au risque de le prendre en grippe même ! - non dénué d'auto-ironie et d'humour (il est d’ailleurs fort possible par moments de se reconnaître soi-même !), sur cette période de restrictions draconiennes, pas si lointaine, de la pandémie de Covid-19 au printemps 2020, qui nous avait plongés, pour un grand nombre, en pleine introspection rétrospective sur nous-mêmes (depuis, comme on le sait, certains ont changé de vie, comme fuir les grandes villes froides et asphyxiantes pour miser sur le verdoyant campagnard vivifiant). Bref, à mon avis, ce genre de films post-Covid « exutoire » - il est certes loin d’être le seul - devait arriver !

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L’actrice Nine d’Urso, interprétant Morgane, dans « Hors du temps »

Attention pour autant, ceci n'est pas une énième « comédie Covid », à la Dany Boon je dirais, enfilant facilement, comme des perles, les peurs domestiques et autres tracas sociaux, sur fond d’attaque aux libertés, liés à ce fichu virus, tels des running gags cauchemardesques, que d’aucuns veulent légitimement, on les comprend, oublier, c'est, à mes yeux, bien plus subtil avec tout de même, à l'œuvre, une certaine décontraction « de vacances », pas impossible devant de penser à feu Jacques Rozier (1926-2023), cinéaste villégiateur à vie, et surtout aux saynètes « ligne claire » de Bruno Podalydès (Liberté-Oléron, Comme un avion), s'accompagnant d'une légèreté rafraîchissante bienvenue, par instants euphorisante même (cf. les fous rires potaches en extérieur nuit).

Rappelez-vous, le premier confinement, comme dans un film de genre visionnaire à la John Carpenter, imposé à la planète entière ; ici, cela se passe par le truchement d'une maison familiale située au creux de la vallée de Chevreuse (tournage à Montabé), dans l’Essonne rurale, au grand air, sur plusieurs hectares de campagne : « C’est quand même une situation assez étrange, note Paul (Macaigne), d’être confiné là où on a grandi. Trop de souvenirs. Trop de passé. »

Se reconnecter à la nature verdoyante et ouverte

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Étienne (Micha Lescot) et Carole (Nora Hamzawi) dans « Hors du temps », 2024, récit se déroulant en 2020. Photo Carole Bethuel. Ad Vitam Distrib

Le pitch de cet Hors du temps porté par une liberté de ton attrayante, comme filant la métaphore de la recherche du temps perdu à travers l’exploration du passé, 20e long-métrage d'Olivier Assayas qui fut présenté en compétition à la dernière Berlinale, est aussi simple que ça : Paul et Étienne, alter egos, on l’a vu, du réalisateur Olivier Assayas et de son frère Michka aux lunettes fumées (journaliste musical oblige, il garde aussi le même t-shirt vintage pendant tout le film !), deux frangins adultes, autofiction assumée !, et leurs fiancées respectives, Morgane et Carole, campées par Nine d'Urso (fille d'Inès de La Fressange, comme ça, c’est dit) et Nora Hamzawi, vue récemment dans le très fluide Tableau volé, décident de cohabiter dans leur maison familiale proche de Paris lors du confinement sanitaire d’avril 2020.

Au sein de ce quatuor dysfonctionnel, Paul, marqué par une anxiété maladive, est mort de trouille à l’idée d’attraper ce satané virus alors qu’Étienne, lui, est davantage dans le sang-froid apparent (nettement moins peureux, quoi). Nonobstant, il est tout de même lui aussi en proie à une espèce de bouillonnement intérieur, voire de colère rentrée, vivant le confinement imposé comme une entrave aux libertés qu’offrait sa vie quotidienne jusque-là, Dans ce récit « entre soi » (tirant tout de même un peu trop sur la corde de la bonne conscience), à la dimension autobiographique flagrante, le cinéaste, certes un tantinet nombriliste, intervient lui-même en voix off, via une voix affectée et neutre, presque souffreteuse (tremblante, craquelée), et très truffaldienne ! (Pas impossible non plus de penser à Patrick Modiano), pour décrire les pièces de sa maison d’enfance, ses objets (tableaux, livres de collection reliés avec soin, portraits photographiques, etc.), son jardin et ses arbres si majestueux aux yeux de l’enfant qu’il était, résidence secondaire d’un charme certain, des plus boisées, donnant « l’impression, précise Olivier Assayas avec le recul, d’être plus grande qu’elle n’est réellement. Elle est relativement exiguë, avec des chicanes, des couloirs.  »

Alors, quid, sur la durée, de cette cohabitation choisie façon « le bonheur est dans le pré » ? Délices ou drames de la cohabitation ? Purge pas possible, du genre « calvaire au vert » sur le plancher des vaches éloigné de tout, ou, à l’inverse, eldorado providentiel, d’un bénéfique temps de pause, à expérimenter comme une parenthèse enchantée voire une échappée belle ? 

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Olivier Assayas et l’équipe de son film « Hors du temps », Cinémathèque française (le lundi 17 juin 2024, au soir), avec notamment, à gauche, Vincent Macaigne, la petite Magdalena Lafont à ses côtés et, à droite, Nora Hamzawi, ©photo V. D.

Je précise que j’ai vu ce film d’auteur qu’est Hors du temps dans le cadre d’une avant-première lundi 17 juin dernier, à la Cinémathèque française de Paris (appelée affectueusement la Tek par ses aficionados), dans une salle Henri Langlois archi pleine pour l'occasion, en présence de son réalisateur âgé de 69 ans (l’institution parisienne le fête aussi à travers une rétrospective intégrale de ses films, jusqu’au 4 juillet prochain), ancien critique aux Cahiers du cinéma passionné particulièrement de films de kung-fu (brièvement, c’était, pour moi, l'occasion de lui rappeler, en aparté, combien j'aime son Sils Maria (2014) avec Juliette Binoche et Kristen Stewart, formidable duo de comédiennes revisitant les joies et affres de l’acting - « C'est votre Opening Night à vous ! », et je le pense vraiment concernant cette magnifique déclaration d’amour au cinéma et à ses actrices, réponse de l'intéressé - « Merci, cela me touche »), de son acteur principal, l'attachant Vincent Macaigne (excellent dans Médecin de nuit, 2021, le médical, via ses dédales kafkaïens, est visiblement son registre de prédilection !), de Nora Hamzawi (arrivée en retard mais pas hors du temps et encore moins hors sol car, dixit Frédéric Bonnaud, directeur de la Tek, « Elle tient absolument à être là, elle est en route sur un moto-taxi, sortant tout juste d'un tournage, elle nous arrive, papotez s’il vous plaît encore un peu entre vous !  »), puis de la petite fille facétieuse du film (une certaine Magdalena Lafont, jouant Britt, la fille, accro à Netflix !, de Paul et Flavia, son ex), sans oublier, last but not least, arrivé tout juste après la projo, celle de Micha Lescot (Les Amandiers, 2022), jouant là-dedans, avec son détachement charmeur et ses obsessions (faire des crêpes maison !), le critique rock Michka Assayas, frère adulescent d'Olivier le cinéaste, vivant - c’est subtilement précisé, avec une certaine acidité, dans le long - cette musique binaire estampillée éternellement « djeun's », au parfum de rebellitude revendiqué, comme un refuge pour prolonger encore et encore le temps de l’adolescence et ses premiers émois.

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Bouquin (1978) du journaliste et drôle d’oiseau Alain Pacadis (1949-1986), paru aux éditions du Sagittaire, présenté, sous vitrine, dans l’expo Pierre & Gilles, « La fabrique des idoles », à la Cité de la Musique à Paris, du 20 novembre 2019 au 23 février 2020

Une affaire de (bonne) famille donc, que ce film, mais sans morgue aucune (on se moque joyeusement de soi-même), puis de lignée, de dialogue des cultures (cinématographique et musicale, avec clins d'œil amusants à Alain Pacadis (1949-1986), journaliste musical gonzo aux allures de dandy punk lunaire, qui s’en souvient encore ?, et au « sampler » Tarantino, tous deux évoqués avec malice lors d’une séquence nocturne, bercée par des volutes de cigarette, où les « héros », comme des gosses faisant des private jokes et des listes à rallonge dans leur chambre pour s'affirmer, listent des standards rock) ainsi que d'héritage.

On peut penser au mortifère et pourtant solaire L'heure d'été (2008), reposant sur une trame patrimoniale (film inspiré d’un projet du musée d’Orsay pour son vingtième anniversaire), signé aussi Olivier Assayas, ayant également pour lieu de vie principal, via dans les parages la présence de la Grande Faucheuse (Édith Scob fraîchement décédée dès l’entame du récit), des fantômes du passé et du temps des souvenirs, une maison de famille (mise regrettablement en vente) à l’apparence si heureuse et unie dans un grand parc, avec toujours, entre autres, « la » Binoche au casting.

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Le réalisateur, et ancien critique de cinéma, Olivier Assayas, Cinémathèque française (Paris), juin 2024, ©photo V. D.

En passant, voici un petit florilège de propos, notés à la volée, lors de cette avant-première : « Je venais, précise Olivier Assayas (très disert ce soir-là !), de vivre ce confinement. Un Moment historique pour nous tous, à la fois collégial et intime. La mort rôdait. Aujourd’hui, j’ironise. Mais c’était une menace fantôme avec un moment d’effroi collectif. Je me suis alors interrogé sur moi-même. J’ai été confiné dans la maison parentale, j’y allais peu. Des fantômes revenaient vers moi. Autour de moi, j’avais du monde. Hors du temps est né d’un moment de cinéma précédent [Irma Vep] et c’est devenu un film, avec un côté semi-documentaire. Bon, j’espère ne pas l’avoir trop spolié ! »

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L’acteur et metteur en scène Vincent Macaigne (né en 1978 à Paris), à la Cinémathèque française, le 17 juin 2024, ©photo V. D.

Le comédien Vincent Macaigne, désormais familier de son cinéma (Doubles Vies, 2019, Irma Vep, 2022, Hors du temps, 2024), enchaînait, avec retenue et émotion, s'adressant directement au metteur en scène : « Vraiment, ton amour du cinéma et de l’humain, ça m’a touché. Le cinéma est un regard sur les fantômes, pour les faire revenir, tu parviens à rendre ça. Faut être, selon moi, un grand artiste. Tu nous amènes à ton univers. Tu donnes du goût au travail et à la vie, tu as ce don-là : de regarder, capter, tel un peintre, cette part d’indicible. Pour moi, ce film, c’est plus qu’un film, c’est une rencontre, avec pour moteur cardinal un amour de la vie, c’est un film-expérience, au bord de l’expérimental, qui donne envie de vivre. C’est un cadeau de t’avoir rencontré. Tu me donnes de la puissance de vie, et tes films donnent ça en général. C’est sublime ! On est vivants et il y a cette œuvre très personnelle qui devient publique, je vois ça comme un don énorme. Et, à dire vrai, ce don m’égaie. »

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Costa Gavras (91 ans, qui vient de finir un film !), président de la Cinémathèque française et Jack Lang, ancien Ministre de la Culture de France (1981-1986 / 1988 – 1993), actuellement à la tête de l’Institut du monde arabe (Paris), accompagné de sa femme Monique, lors de l’avant-première du long « Hors du temps », signé Olivier Assayas, le lundi 17 juin 2024

Quant à Nora Hamzawi, avec toute l’espièglerie qu’on lui connaît habituellement, la comédienne préférait plutôt s’attarder sur le confinement en tant que phénomène sociétal : « C’est un événement collectif qui nous a fait nous poser des questions personnelles sur nos vies. Ce film sort alors que notre actualité politique du moment est très spéciale, des plus lourdes. Olivier voit le monde, je dirais, avec sagesse, du recul et de la maturité, mais aussi avec l'innocence du regard enfantin et, franchement, ça fait du bien. Ce confinement ? Je rêvais pendant cette période, je m’en souviens, comme si j’étais redevenue ado, avec comme le retour des interdits de l’adolescence, quand on est sous l’autorité parentale. Comme quoi, en nous. quelque chose ne part jamais, comme si c’était gravé. C’est un film autoréflexif mais avec également la passion du prochain, comme s’il était animé d’un espoir tourné vers l’avenir et les générations futures. Pour finir, j’espère, cher Olivier, être dans tous tes prochains films ! » [Rires] 

Quand des fantômes familiaux s'invitent, péril en la demeure ? 

Ce long, lent (lénifiant ?), qu'est Hors du temps, calé entre destinées sentimentales, psychoses ménagères (le virus survit quatre heures, nous rappelle-t-on tel un leitmotiv, sur les cartons d’emballage !), rêveries élégantes et vagabondes, affinités électives, parties de tennis amatrices flottantes (avec possiblement en écho la bulle hors du temps du génial et puissamment nostalgique Jardin des Finzi-Contini (1970) de Vittorio De Sica) et tensions fraternelles, parle donc de ce temps de retrait (le confinement du fait de la pandémie se propageant à vitesse grand V) entraînant un repli, solitaire ou commun, sur « la fabrique de la mémoire », moment imposé à tous à voir comme l'opportunité d'une mise au point hors du temps... et de l'urgence, sur fond de tyrannie de la vitesse (Paul Virilio) et de l’immédiateté, du temps social habituel (c'est le temps des retrouvailles avec soi-même pour faire un état des lieux de sa propre personne, de sa vie, de ses goûts et couleurs) ou s'avérant être un boulet ; obéir aux injonctions administratives des mises en garde au sein d'un délire collectif garni de fantasmes en tous genres (c'est la période avant l'apparition du vaccin, symbole d'espoir, de renaissance et du retour à avant, pour le meilleur et pour le pire).

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L’acteur Micha Lescot, jouant Étienne, salle Henri Langlois (archiviste et fondateur du lieu, 1914-1977) de la Cinémathèque française (Paris), le lundi 17 juin 2024 au soir, après la projection en avant-première du film « Hors du temps »

« Il y a une telle pression, déclare son anti-héros Paul bourré de TOC, au comportement, entre guillemets, de "dégonflé", à être dans le cours du monde que le fait que tout s’arrête a une puissance libératrice.  » On ne le lui fait pas dire ! Des souvenirs réels et inventés sont également constamment de la partie, par exemple, ce film mémoriel, façon chasse aux trésors, évoque, par le biais de photos d'archives montrées, la première femme qu’aima le cinéaste, on y apprend également que, pour son père et sa mère, l’art, d’une dimension quasi sacrée, avait beaucoup d’importance. Sur ce plan-là, Assayas note : « (…) c’est un film qui est vraiment hanté. Ni Paul, ni Étienne ne sont chez eux, ils sont chez leurs parents et persistent à être chez leurs parents. Mais leur rapport avec ces fantômes est différent. Étienne a refait faire sa chambre, pour se débarrasser du passé. Il l’a modernisée. Il l’a remise au temps présent. Tandis que Paul a, lui, un rapport irrésolu avec le passé. Et au lieu de le mettre à distance il fait l’inverse, il fait un travail sur lui-même pour s’immerger dans le passé et parvenir à habiter la chambre de sa mère.  »

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Le 17 juin dernier, le cinéaste français Olivier Assayas recevait, à la Cinémathèque française de Paris, des mains de son directeur général Frédéric Bonnaud, une plaque dorée gravée à son nom qui viendra rejoindre le dos d’un fauteuil, juste à côté de celui de l’Américain Walter Hill (« Les Guerriers de la nuit », 1979), de la prestigieuse salle Henri Langlois. ©Photo V. D.

Pour le positif, au sujet de Hors du temps, c'est, en tout premier lieu, le temps de la drôlerie : rire de ses turpitudes un poil voire carrément ubuesques, cf. la non homologation par des « experts » auto-proclamés du masque... en tissu, les achats compulsifs pour se faire du bien (comme des chaussettes épaisses commandées sur Amazon alors que l'été arrive !), les premiers pas dehors, difficile de mettre un pied devant l'autre, en s'extirpant du confinement total pour subvenir à ses besoins primaires comme bouffer (« Je ne suis pas psychologiquement prêt pour la boulangerie ! », dit Paul), le tout-propre du tout-à-l’ego (angoisses intimes autocentrées) pour éviter toute contamination (alors, l’eau de javel ou le vinaigre blanc pour assainir de manière certaine les poignées de porte ?), le tous suspects (« Mince, le livreur n'avait pas mis son masque, est-ce que j'ai pris un risque ?  », se demande-t-on, plongés en pleine paranoïa) ou encore le tuto didactique pour apprendre à bien se laver les mains, d'un ridicule hilarant ! 

Puis, s'ajoute à tout ça, également, la valse, ou salsa, des souvenirs (le temps retrouvé, les fantômes familiers) et notamment de la redécouverte, en se mettant ouvertement au vert si on peut financièrement se le permettre (ce sont des intellectuels privilégiés), de dame Nature et, pour le négatif, toucher du doigt l'ennui profond : alors, période figée de temps mort ? En fait, il s'agissait toutefois, possiblement, d'un temps pour rien et pourtant si riche, si dense (réparer, ou abîmer, les vivants) : l'acmé de l'arc narratif déployé étant ici - attention spoiler - une casserole flambant neuve commandée sur Amazon (encore !) cramée sur le feu ! Paul, affligé, passe son temps ensuite à la récurer frénétiquement, espérant, en vain, la récupérer. On aura connu, question intrigue tissée, plus spectaculaire, ainsi que rôle-titre plus flamboyant : chose amusante, telle une cerise sur un gâteau tombant désespérément à plat, concernant ce poussif et hésitant Paul le Dégonflé, sachant que Vincent Macaigne l'interprétant, façon avatar à peine masqué d'Olivier Assayas (son imitation, à la complicité mimétique évidente, est tout à fait dans la continuité de la série Irma Vep), s'y connaît en matière de loser dépressif, le critique Thomas Baurez de Première, qui a fort peu goûté au film (aucune étoile à l’arrivée !), écrit, qu'avec cet Hors du temps, « les dégonflés du confinement tiennent enfin leur monument » - pas faux !

D'ailleurs, le cinéaste lui-même n'est pas dupe de ce calme plat affiché, de prime abord, avec le concours, tel un refrain, d'une psy (celle de l’intranquille Paul), via la plateforme Zoom (distanciel de rigueur et mesures barrières obligent), comme possible fil conducteur et signe d’un ancrage socio-culturel aisé, mais aussi pas de côté et chemin de traverse permettant de prendre de la distance face à la folie du monde et à la sienne, potentielle : « J’aimais l’idée de faire un film où les évènements les plus marquants seraient aussi dérisoires que le fait de brûler une casserole ou raboter une porte, ce sont les deux coups de théâtre.  » Vous voilà prévenus, autrement dit, vous n'êtes pas devant Fast & Furious, opus 12 !

Hors du temps assume sa bulle flottante, comme happée par le passé, tout en se projetant vers l'avenir, le tout sur fond d’incertitude existentielle, Assayas note : « Et peut-être aussi donner un sens à ce moment d’immobilité. Cette circulation entre le passé et le présent s’est donc aussitôt imposée. C’était le véritable objet des notes que je prenais. Je me trouvais dans la maison de mon enfance, mes souvenirs revenaient vers moi sans que j’aie besoin de les susciter, je ne vois pas comment j’aurais pu y échapper », puis ajoutant : « Et en même temps ce retour du passé me renvoyait à une interrogation sur le devenir. C’est l’été, il n’y a pas encore de vaccin, on déconfine sans trop savoir quel est l’épisode suivant.  »

Un film autobiographique, mi-essai, mi-fiction, qui parle peinture

Le film Hors du temps parle aussi, et c'est un bonheur, d'art, lorsqu’il se fait notamment documentaire truffé, non seulement de secrets de famille, mais aussi de références culturelles variées, puisées dans la peinture (Monet et ses masses de glace sur un étang, le maudit Modigliani, Bonnard, le vieux Renoir perclus de douleurs arthritiques via un podcast bouleversant de son fils cinéaste Jean, le David Hockney d’aujourd’hui, de Normandie, gai comme un pinson, qui n'a plus rien à prouver, ayant pour objectif tout simple, et humble, de trouver la beauté dans un arbre, une fleur, un champ), puis dans la littérature (comme le fait de prendre plaisir à réciter du Villon ou le simple plaisir d'avoir en main l'objet-livre, en tournant nonchalamment ses pages) et dans le journalisme (on y entend la voix de Laure Adler, Michka Assayas est d'ailleurs lui-même bien connu des auditeurs de France Inter, via son émission Very good trip), en allant lorgner, par ailleurs, du côté de l'art et la vie confondus ainsi que des névroses multiples, éprouvées en solo ou en groupe ; en outre, Hors du temps tire sa force tranquille, et fragile, de s'avérer être un film contemplatif, à la narration somme toute très littéraire, tout en n’oubliant pas de soigner sa part visuelle, prenant, par exemple, son temps à capter remarquablement le frémissement des feuilles dans les arbres : c'est très impressionniste, avançant par petites touches et jeu pictural de reflets (notamment sur la vitre mouchetée de lumière d'une voiture, magnifique plan) - allez, disons-le, et ceci n'est pas un gros mot, c'est un film d'artiste, égotiste au possible, je vous parlais de Proust au tout début, mais sans A majuscule pontifiant, de poète aussi, finissant sur du Brassens, La Ballade des dames du temps jadis (1954), on aura connu pire référence, franchement. Auprès de mon arbre... Cf. l'affiche primesautière dessinée du long-métrage. 

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Portrait de profil du peintre et sculpteur italien Amedeo Modigliani (1884-1920), artiste météore de la modernité en peinture, évoqué avec humour dans le curieux « Hors du temps »

Hors du temps est diffusé, pour sa première semaine d’exploitation, que dans une poignée de salles (une vingtaine) à Paris et sa région : c'est un « petit » film singulier, assez bizarre, bancal !, avec une grande économie de moyens. J'aime son « économie de pain perdu », un côté journal intime se faisant extime et caméra-stylo, un « film de chambre » champêtre mâtinant documentaire et fiction, fait avec trois fois rien, dont les écrans de téléphone portable et de tablette simplement filmés, mais cela n'enlève rien, bien au contraire, à son ambitieux souffle de vie partageur distillé ici et là, se ponctuant sur un passage de relais générationnel (le legs par Paul, gardant néanmoins soit dit en passant l'usufruit du bien immobilier, d'une partie de la maison à sa fille qui, avec son naturel désarmant, vit, à l'instar de moult gamins, ce confinement forcé comme un fait établi sans trop se prendre la tête avec), l'ensemble évoluant dans le cadre d'une trame bucolique et buissonnière, tragicomique à souhait, oscillant entre rétention et dilettantisme, contrainte et lâcher prise salvateur.

Son plus indéniable ? Son pas de côté dans le déroulé narratif, le documentaire réflexif s'invitant, sans prévenir, dans la fiction en cours : ou quand le cinéma, art du mouvement par excellence, sans oublier bien sûr la musique, s'enroulant ici, malgré le surplace apparent du film, dans une espèce de « pulsation vibrante », jolie expression du critique cinoche américain Kent Jones (in brochure gratuite de la Cinémathèque, été 2024, pp. 46-47) pour approcher « l'Assayas Touch », regarde - avec envie ? - la fixité de la peinture et sa puissance, dans tout son dénuement (le trait, le support-plan, la touche), de captation du réel, de l'intangible et de l'intemporel. Il y a vraiment ici de l'heureux compagnonnage dans l'air : ça respire bien, ça brasse large, malgré, à l'écran, en continu, les masques chirurgicaux obligatoires portés, particulièrement rasoirs.

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Le grand peintre contemporain anglais David Hockney et son chien : photo au mur de son expo personnelle inédite « Ma Normandie », 2020/2021, chez Lelong & Co. (galerie-librairie), ©crédit photographique : Jean-Pierre Gonçalves de Lima

Hors du Temps ? Du 4 sur 5 pour moi car, mine de rien, ça parle des noces heureuses, ou contrariées, entre deux médiums visuels, l'un vieux d'un peu plus d'un siècle et l'autre âgé de 40 000 ans (de représentation), le cinoche et la peinture. Celle-ci, pour paraphraser quelque peu Paul Klee, reproduit, dans une certaine mesure, le visible tout en rendant visible, car parvenant à capter, au plus près, à fleur de toile, la part d'indicible de l'être-là. De son côté, face à la puissance de la peinture à dire le monde se donnant à voir, que peut la fabrique cinéma, à la machinerie en général si imposante ? Certainement, faire en sorte que « cet invisible (tant convoité) finisse par être le sujet du film  », dixit le cinéaste Assayas parlant de son dernier opus en date, qui s'inscrit ici comme dans les pas du filmeur « bricoleur » discret Alain Cavalier, faisant des « films de famille » ou d'amis. 

À propos de sa référence appuyée et récurrente au peintre Hockney (d’ailleurs l’une des héroïnes du film, spirituelle et papillonnante, dit à un Paul névrosé, ratiocinant sur le peintre – « Oh non, tu ne vas pas encore le citer ! »), Olivier Assayas déclare : « Au centre de l’œuvre de Hockney, comme chez beaucoup de peintres que j’admire, il y a la question de la figuration. Comment peut-on être à la fois moderne et figuratif ? Les tenants de l’art contemporain jugent qu’elle appartient au passé. Hockney pense, et moi avec lui, que l’art peut être à la fois figuratif - c’est-à-dire dans le cas du cinéma raconter une histoire, portée par des personnages crédibles - et en même temps, être à l’avant-garde des pratiques de son époque. » Puis : « Il y a des percées, des avancées, des inventions qui sont spécifiques au cinéma et qui stimulent aussi les autres arts, avec lesquels le cinéma, d’une manière ou d’une autre est toujours en dialogue. » Eh oui.

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« Quince Tree » (coings), 2019, acrylique sur toile, 91 x 122 cm, David Hockney (né en 1937 à Bradford, Royaume-Uni), tableau montré dans la présentation solo David Hockney, « Ma Normandie », galerie Lelong & Co., Paris, du 15 octobre au 23 décembre 2020 + prolongations, au vu de l’immense carton de l’expo, malgré la période Covid…

Ainsi, ce petit film Hors du temps à la forme modeste, sous ses airs « cool Raoul » proches d'une robinsonnade de quartier (on reste longtemps dans le même périmètre), se donne cette « mission » pour le moins ambitieuse, au carrefour de ces deux pratiques artistiques (ciné & peinture) qu'aimait également faire converser le cinéaste-plasticien Godard (1930-2022), adepte du collage et de la bricole, de venir finement interroger la représentation de la nature tant en peinture (qui s'avère en général à l'aise avec, notamment en l'approchant par le vecteur de l'impressionnisme et du pleinairisme) qu'au cinéma : ce dernier, qu'on appelle le 7e art, avec sa caméra enregistreuse collant au réel, comment regarde-t-il la nature ? La regarde-t-il encore d'ailleurs et la montre-t-il vraiment ? Il est vrai, soit dit en passant, que les Tarkovski et Malick, celui des Moissons du ciel (1978), magnifiées par l'élégiaque Morricone, et du Nouveau Monde (2005), du temps présent sont guère légion. Ou alors, dernièrement, cela passera, telle une bizarrerie, que dis-je une incongruité de taille, voire le comble du paradoxe, par sa célébration à travers la mise en place d’un artifice absolu (une jungle fantasmée recréée de toutes pièces, façon décorum ou diorama, par ordinateur), à savoir par le recours au tout-numérique tout-puissant pour la montrer, cette chère Nature naturante, mère nourricière forcément bienveillante (réactivation du mythe du Bon sauvage à la Rousseau), sous toutes ses coutures : nature artificielle XXL proposée, à foison, par la saga bio-écolo-chlorophylle en 3D Avatar, au bleu Schtroumpf, survitaminée du tycoon James Cameron, cinéaste-ingénieur de gros calibre. Tenez, un film Hors du Temps qui interroge le rapport de son auteur au cinéma, l'artisanal comme l'industriel, à son Histoire ainsi qu’à son champ des possibles, c’est pas intéressant ça ? Oh que si. Bon, cela n’engage que moi !

Hors du temps (France, 2024, 1h45), scénario et réalisation : Olivier Assayas, photographie : Éric Gautier, avec Vincent Macaigne, Micha Lescot, Nine d'Urso, Nora Hamzawi, Magdalena Lafont, Dominique Reymond, Maud Wyler, Thomas Bodson et Olivier Assayas (le narrateur). En salles depuis le 19 juin 2024.

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