Suite 1
Sur la liberté d’expression, on lira avec profit, à condition de la
compléter, la tribune récente (Le Monde du 26 octobre) de Christophe
Bigot, spécialiste du droit des médias et avocat de groupes de presse. Il cite
le fameux arrêt Handyside, rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne
des droits de l’homme :
« La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une
société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de
l’épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées notamment
dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle vaut
non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou
considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la
population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit
d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. » Si l’on
veut honorer la mémoire de Samuel Paty, conclut l’avocat, voilà un « idéal
intangible ». Vous remarquerez au passage qu’il est question de démocratie
et non de république. La République, en l’espèce, n’est qu’une variante de la
démocratie.
Demandez alors à vos élèves de lire l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme :
Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce
droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer
des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités
publiques et sans considération de frontière (…).
Mais voici le second alinéa :
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et
des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à
l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la
protection de la réputation ou des droits d’autrui (…).
La liste est longue des « devoirs et responsabilités » qui encadrent
la liberté d’expression. Qui donc les définit ? Cela incombe à chaque pays. La
Cour de Strasbourg ne juge pas à la place des États souverains, elle vérifie
qu’ils régulent la liberté d’expression de façon « proportionnée » par rapport à
leur propre législation et à l’état des mœurs. En l’espèce, l’arrêt Handyside
de 1976 cité par Me Bigot concluait que les autorités britanniques
n’avaient aucunement violé l’article 10 de la convention en ordonnant la saisie
et la destruction d’un manuel d’éducation sexuelle pour enfants jugé contraire
aux bonnes mœurs britanniques ! Il est donc paradoxal d’invoquer cet arrêt pour
honorer la mémoire de Samuel Paty. S’il doit retenir l’attention des élèves,
c’est sur un point précis : la liberté d’expression peut inclure
l’expression d’idées choquantes ou blessantes, mais toujours dans les
conditions admises par la loi.
Mais alors, que répondre à un élève qui vous opposerait l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
« la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ?
Comme le souligne le politiste Denis Ramond (Raisons politiques 2011/4 et 2013/4), deux interprétations
s’opposent : offensive ou tolérante. Dans la lecture offensive, celle de
la Cour de Strasbourg, toute parole ou image, même offensante, alimente le
débat public et, donc, sert la démocratie. Elle serait bénéfique pour tous, y
compris pour la minorité offensée. Une telle position est typiquement
« paternaliste » : l’auteur de l’affront sait mieux que ses victimes ce qui
est bon pour elles ; il estime que la blessure sera effacée par le surcroît de
lumières ainsi dispensé. À la limite, l’offensé devrait remercier l’offenseur
de cette belle leçon de liberté, y compris quand le donneur de leçon est un
chef d’État étranger. Vous inviterez vos élèves à illustrer les effets de cette
théorie à l’aide d’exemples récents.
L’autre interprétation du droit de libre expression prend au sérieux le
principe de non-nuisance affirmé en 1789 et le principe du respect des
croyances posé en 1882 par Jules Ferry et rappelé dans la Constitution de 1958.
C’est une interprétation foncièrement pluraliste. Sur la pluralité des valeurs,
vos élèves liront avec profit le philosophe Paul Ricœur (entretien avec Anita
Hocquard publié en 1996 dans Éduquer, à quoi bon ?) :
Nous ne vivons pas dans un consensus global de valeurs
qui seraient comme des étoiles fixes. C’est là un aspect de la modernité et un
point de non-retour. Nous évoluons dans une société pluraliste, religieusement,
politiquement, moralement, philosophiquement, où chacun n’a que la force de sa
parole. Notre monde n’est plus enchanté. La chrétienté comme phénomène de masse
est morte […] et nos convictions ne peuvent plus s’appuyer sur un bras séculier
pour s’imposer. […] Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique
m’apparaît être la tâche de l’éducateur moderne. Celui-ci n’a plus à
transmettre des contenus autoritaires, mais il doit aider les individus à
s’orienter dans des situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un
certain nombre d’antinomies.
Et Ricœur de citer trois exemples d’antinomies : préserver l’autonomie
de chacun tout en entrant dans un espace public de discussion, appartenir à une
tradition vivante sans exclure la présence d’autres traditions, avoir des
convictions personnelles tout en pratiquant « une ouverture tolérante à
d’autres positions que la sienne ». Il faudra expliquer aux élèves que le
pluralisme selon Ricœur n’est pas synonyme de relativisme : c’est une
valeur fondamentale de la démocratie.
Nul n’est propriétaire de la République