THOMAS FRANK
Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les conservateurs ont
gagné le cœur des Etats-Unis (et celui des autres pays riches),
Marseille, Agone (Contre-feux), 2008
ROMAIN HURET
La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la
pauvreté aux États-Unis (1945-1974), Paris, EHESS (En temps et lieux),
2008, 237 p.
En cette année 2008, il semble difficile de penser que les États-
Unis aient pu abriter des penseurs progressistes, tant les années
Reagan et Bush (s) ont identifié dans nos esprits Amérique et
régression sociale, ultralibéralisme, ravages planétaires d’un
capitalisme financiarisé débridé. Pourtant, ces deux ouvrages nous
permettent d’affiner notre perception en nous montrant combien les
États- Unis furent le lieu d’une féroce bataille idéologique depuis la
Seconde Guerre mondiale, opposant libéraux et conservateurs aux
conceptions de la société divergentes. Le courant progressiste et
libéral culmine dans l’effort rooseveltien du New Deal pour construire
une société plus juste et plus équilibrée, et se prolonge dans l’idéal
(ou le slogan) johnsonien de « Grande Société », alors que le courant
conservateur, subjugué par le New Deal, ressurgit dès la fin des années
1940 pour se muer progressivement en ce phénomène néoconservateur que
nous subissons : celui-ci regagne les esprits à partir de la fin des
années 1960 et s’impose à travers Ronald Reagan. Ces deux ouvrages se
complètent donc pour comprendre la défaite du courant libéral
étatsunien, face aux néoconservateurs, qui ont su déplacer la bataille
sur le terrain des valeurs, esquivant ainsi la réflexion sur le modèle
de société et le partage des richesses. Relisons Gramsci : pour
remporter la guerre politique, il faut imposer ses idées, sa « culture
» (valeurs, conception de la société, choix collectifs…), et entraîner
l’adversaire sur un terrain qui ne lui est pas familier, le contraindre
à des postures défensives, voire à se renier. On pourra commencer par
la lecture de l’ouvrage de Romain Huret, issu de son travail de thèse,
qui analyse la réapparition du thème de la pauvreté dans les États-Unis
des Trente Glorieuses, suite aux efforts d’experts libéraux, et les
aléas de son traitement politique. L’étude porte, non sur une catégorie
prédéfinie et rigide, mais sur une nébuleuse, l’ensemble des experts
qui abordent cette question de la pauvreté, et dont les parcours
professionnels et idéologiques sont variés : fonctionnaires fédéraux,
chercheurs rétribués par des fondations ou des think thanks,
universitaires, travailleurs sociaux. Le poids de ces experts, à
l’interface des mondes intellectuel et politique, va grandissant dans
les années 1950, durant lesquelles l’État fédéral croît et se
professionnalise. Ce choix d’un objet d’étude souple permet de croiser
les trajectoires, et donc de montrer l’importance des convictions
personnelles et des positionnements scientifiques dans la construction
du savoir. De plus, chaque chapitre propose le portrait fouillé d’un
expert, afin de saisir la variété et la richesse des parcours. Tout
d’abord, R. Huret décrit le patient effort des experts pour faire
réapparaître parmi les préoccupations collectives une pauvreté qui
semblait avoir disparu dans un pays devenu société d’abondance et de
consommation. Peut-être étaitce un moyen pour certains rooseveltiens de
réintroduire la question sociale. Enquêtes et rapports entreprennent
d’alerter l’opinion sur la persistance de la pauvreté, rurale
notamment. Mais, très vite, les experts se divisent sur le calcul d’un
seuil de pauvreté, nécessaire pour quantifier le phénomène et prescrire
des politiques ; les débats entre statisticiens peuvent paraître
arides, mais intéresseront tous ceux qui sont sensibles à la production
de ces statistiques et catégories grâce auxquelles on peut forger des
opinions et imposer des décisions. Cette question de la mesure (Combien
de pauvres ? En fonction de quels paramètres ?, etc.) suscite de vastes
débats, qui s’articulent aux polémiques sur les causes. Une partie des
experts tente d’imposer une réflexion sur le partage des fruits de la
croissance et préconise de ce fait d’agir sur la distribution des
revenus, mais sans s’accorder sur les moyens d’action (un impôt
négatif ? des allocations familiales sur le modèle européen ?), une
minorité portant même le projet d’un revenu minimum garanti. Ces
propositions s’affrontent aux conceptions behavioristes en vogue, qui
interprètent l’état de pauvreté comme l’enfermement dans une « culture
» : cela conduit à développer des « programmes d’action communautaire »
ciblés, visant à agir sur des comportements décrits comme inadéquats et
irrationnels, voire dangereux et criminels. Cette vision « culturaliste
» renvoie l’individu à sa responsabilité et dédouane la société de
toute réflexion collective. De même, pauvreté et délinquance sont
associées dans une déploration stigmatisant la crise du modèle
américain traditionnel du fait de l’urbanisation et des transformations
économiques. Puis R. Huret nous montre à quel point tous ces experts
vivent une cruelle désillusion au contact des politiciens, qui
instrumentalisent leurs travaux tout en n’en retenant qu’une partie des
conclusions. Les Républicains orchestrent la polémique sur les défauts
du Welfare State pour discréditer les idéaux libéraux. Certes, les
administrations démocrates (John Kennedy, Lyndon Johnson) s’emparent de
la question de la pauvreté : le projet johnsonien de « grande société »
et de « lutte contre la pauvreté » semble fournir aux progressistes une
occasion historique de faire triompher leurs idéaux. Mais le poids des
représentations, le contexte de guerre froide, les craintes
électoralistes inhibent les politiciens, qui perpétuent la logique
catégorielle réservant l’aide aux pauvres « méritants », et se refusent
à remettre en cause le modèle américain de société. Dès le début des
années 1970, malgré les ultimes efforts de l’administration Nixon, les
experts doivent reconnaître leur défaite : la voie est libre pour la
pensée néoconservatrice, qui pourra mettre à mal le filet social si
difficilement tissé. On le voit, cet ouvrage riche et dense démontre
combien une catégorie aussi « évidente » que celle de la « pauvreté »
fait l’objet de constructions théoriques et de manipulations
idéologiques : dure et stimulante leçon que nous pouvons méditer en
notre France de 2008. On poursuivra la réflexion par la lecture de
l’ouvrage de Thomas Frank au titre programmatique : il s’agit de
comprendre pourquoi une partie importante des catégories populaires
étatsuniennes ont basculé depuis les années 1980 vers un vote
conservateur qui pourrait sembler contraire à leurs intérêts, en
élisant des Congrès et des présidents (Reagan, Bush père et fils) dont
les politiques néolibérales (au sens français) favorisent les grandes
fortunes et les entreprises multinationales, au détriment souvent des
simples salariés. Th. Frank nous montre comment la bataille des idées a
été menée pour reconquérir cette portion stratégique de l’électorat :
les questions sociétales ont été instrumentalisées afin de détacher les
ouvriers et les employés des courants libéraux, décrits comme opposés
aux valeurs profondes et salvatrices de l’Amérique ; la reconquête est
passée par les valeurs, notamment familiales (Th. Frank décrit avec
force le rôle crucial de la guerre déclenchée contre l’avortement et
l’homosexualité, qui permet d’unifier l’électorat convoité autour de
positions réactionnaires), et l’affirmation de libertés prétendues
menacées (le port d’armes notamment). D’autre part, la dénonciation des
prétendues dérives du Welfare permet de diviser les travailleurs entre
eux, notamment en réactivant les préjugés raciaux, en opposant les «
bons », ceux qui se lèvent tôt pour travailler, aux « mauvais », les
assistés, plus fréquemment de couleur. De plus, les affres de la
mondialisation poussent les plus fragiles à rechercher une sécurité
morale dans le retour aux valeurs traditionnelles, dont les
républicains s’arrogent le monopole. Le processus conduit à une
droitisation des catégories populaires. Si l’argumentaire est fondé sur
des exemples pris dans l’histoire du Kansas, dont l’auteur est natif,
ce qui donne parfois un tour répétitif au propos, le sujet est
universel : comme le souligne Serge Halimi dans sa préface, le cas du
Kansas (et des États-Unis en général) n’est pas sans évoquer celui de
la France, qui s’est donné un président féru de civilisation
étatsunienne et habile manipulateur de valeurs.