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Commentaire de Réflexions du Miroir

sur Sous influences convictionnelles


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Réflexions du Miroir Réflexions du Miroir 4 octobre 2023 15:27

Je viens de recevoir le Herodote dont j’ai parlé dans mon billet.

Il a une question primordiale :

Est-il encore permis de débattre ?

4 octobre 2023. À Paris s’ouvrent aujourd’hui des États généraux de l’information. Ils se proposent rien moins que de restaurer la liberté de la presse, menacée par les milliardaires comme par les États. À l’heure des réseaux sociaux et du naufrage de la gauche intellectuelle, on peut se demander à la suite de Pierre Nora et de Marcel Gauchet si l’on ne se trompe pas de combat...
L’historien Pierre Nora et le philosophe Marcel Gauchet se résignaient il y a trois ans à arrêter leur revue Le Débat faute de répondant dans le public cultivé. En fondant la revue l’année où mourait Jean-Paul Sartre, ils avaient eu l’espoir d’en finir avec les duels à distance, vains et stériles, comme celui qui opposait Jean-Paul Sartre à Raymond Aron. De fait, leur revue avait réussi à renouer avec la disputatio médiévale en faisant dialoguer des penseurs de camps opposés.
Mais la mécanique se grippe dès le début des années 2000. Après l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles, le 21 avril 2002, un vent de panique emporte les intellectuels classés à gauche. Éludant les sujets qui font le lit de l’extrême-droite (insécurité et immigration), les plus radicaux ne trouvent rien de mieux que de stigmatiser ceux qui seraient tentés d’aborder ces sujets de front. L’essayiste Daniel Lindenberg s’attire ainsi un beau succès de librairie avec un pamphlet, Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil, 2002) dans lequel il dénonce comme réactionnaires, conservateurs, sexistes, racistes, etc. des penseurs et écrivains honorables et talentueux, parmi lesquels Pierre Nora, Marcel Gauchet, mais aussi Luc Ferry, Michel Houellebecq, etc.
Deux penseurs au chevet de la pensée
Le 4 septembre 2020, Pierre Nora et Marcel Gauchet annoncent l’arrêt de leur revue Le Débat, lancée quarante ans plus tôt avec des signatures aussi prestigieuses que les leurs : Claude Lévi-Strauss, Mona Ozouf, Milan Kundera, etc. Leur décision résulte du constat amer que les années 2000 sont devenues rétives au débat intellectuel. Sur France Culture, Pierre Nora constate ainsi la fin de la gauche d’idées au profit d’une gauche radicale. Ce rétrécissement du débat va de pair avec un dépérissement de nos démocraties, ajoute Marcel Gauchet. Trois ans plus tard, ce constat demeure d’actualité...

Une nouvelle « révolution culturelle » ?
Depuis les années 2000, les cénacles intellectuels se sont de la sorte transformés en une « chasse aux sorcières » qui fait pendant à celle qui agite les universités américains depuis les années 1990, selon le témoignage de Philip Roth (note). L’arrivée des réseaux dits sociaux, tel facebook, fondé en 2004, a porté ce phénomène à un degré de violence inédite, en permettant à quiconque de relayer et diffuser sans grand risque les pires rumeurs et médisances. Les penseurs sont alors jetés en pâture à partir de quelques clichés malveillants diffusés sur les réseaux sociaux. Il n’est plus nécessaire de lire un auteur pour « juger » de ses qualités et de ses défauts. Il suffit d’écouter les racontars qui tournent en boucle sur le web, voire de lire sa notice sur wikipedia.
La célèbre encyclopédie en ligne a des qualités évidentes et tout un chacun est amené à la consulter pour vérifier tel ou tel point factuel. Mais il serait vain d’y chercher une analyse réfléchie du fait de son fonctionnement collaboratif : les textes font l’objet de constantes relectures qui tendent à lisser le propos et gommer les aspérités. Aussi le lecteur a-t-il le plus grand mal à discerner dans la biographie très fouillée d’un grand personnage les traits et les actes qui lui ont valu sa notoriété au milieu de mille et un détails relatifs à sa vie.
Plus gravement, sur les personnages qui prêtent à controverse comme sur les contemporains, l’encyclopédie peut occulter sciemment des faits en contradiction avec l’image bonne ou malveillante qu’elle veut en donner. Il n’est que de voir la timidité avec laquelle est abordé le passage de Walter Hallstein, l’un des « Pères de l’Europe », dans la Wehrmacht et les officines nazies... Plus près de nous, notre contributeur Jean-Paul Gourévitch, bon connaisseur de l’Afrique noire, spécialiste de l’immigration et aussi du livre de jeunesse, a découvert avec stupéfaction que sa notice sur wikipedia ne faisait état que de ses travaux factuels (et plutôt arides) sur le bilan financier des flux migratoires, tout en les condamnant sur la base de quelques critiques dans des magazines et sites militants.
Les grands canaux de télévision comme TF1 mais aussi France 2, principale chaîne de service public, ont délaissé le débat et même la simple information politique. Les mythiques journaux du 20 heures s’apparentent de plus en plus à des excursions dans le pays profond ou dans les paradis des antipodes.
Comment s’étonner dans ces conditions que les médias alternatifs poussent comme champignons après la pluie, tant dans la presse que sur le web ? Peu importe que certains soient possédés par des milliardaires - comme Vincent Bolloré, Bernard Arnaud ou Daniel Kretinsky - ou des puissances étrangères - comme la Russie ou le Qatar - dès lors que chacun est libre d’y accéder ou non. Leur diversité est une richesse. Elle rappelle l’Âge d’or de la presse en France, des débuts de la Révolution à la IIIe République, quand chaque leader d’opinion (Georges Clemenceau) et même chaque milliardaire (le parfumeur François Coty) avait son propre titre !
Cette diversité compte bien plus que l’hypothétique pluralisme de chaque média, qu’aucune police de la pensée ne pourra jamais contrôler. Après tout, qui se soucie du contenu des sites et des chaînes en arabe, en turc ou en d’autres langues diffusées par satellite en France et en Europe ?...
Craignons donc que les États généraux de l’information se trompent de combat en se focalisant sur les milliardaires qui veulent s’offrir un média. Même chose avec la Commission européenne qui prétend assainir l’univers numérique avec sa loi sur les services numériques entrée en vigueur le 25 août (DSA, Digital Service Act).

L’emprise du marché sur la pensée
Marcel Gauchet et Pierre Nora ne cachent pas leur amertume quand ils comparent le désert actuel à la France intellectuelle du siècle précédent. Faut-il y voir la nostalgie du « bon vieux temps » ou plus sérieusement une rupture civilisationnelle ?
Nous observons en tout cas que le remplacement de la disputatio par des slogans univoques va de pair avec une marchandisation sans précédent des rapports sociaux. Peut-on établir une relation entre les deux phénomènes sans être soupçonné de complotisme ? La question est ouverte. Toujours est-il que l’on observe de fructueux marchés derrière toutes les revendications portées par la gauche radicale... Contester l’Europe maastrichienne et ses traités de libre-échange conduit à l’accusation de « nationalisme rance ». Faire venir en Europe les médecins, ingénieurs et autres diplômés dont l’Afrique a tant besoin vaut une accusation d’inhumanité. S’interroger sur la fumeuse « théorie du genre » qui conduit quantité de jeunes gens à livrer leur corps à la chirurgie et à un traitement pharmaceutique lourd et à vie vaut accusation de néonazisme. Refuser l’implantation d’éoliennes grassement subventionnées par les contribuables en dépit d’un coût aberrant de la tonne de CO2 évitée fait passer pour ultraconservateur...
Osons croire que beaucoup de choix politiques hasardeux, immoraux ou ruineux eussent peut-être été évités dans le cadre d’une société plus ouverte au débat contradictoire.


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