Une décision difficile à prendre
Ça fait cent sept ans que je n'ai pas vu la lune, chantait Georges Brassens, en racontant son amour pour une garce.
Moi, ça fait trois mois. Je ne sais même pas où elle est dans le ciel astral.
Je la couve du regard, je retiens mon souffle pour entendre le sien, je l'entends s'agiter dans son sommeil, je fais ce que j'ai à faire, en vitesse et par petits bouts, je sais que bientôt elle ne sera plus là.
Tout a commencé le douze février, il y a un an.
Il avait beaucoup plu la veille et j'avais été retardée pour aller aux chevaux par une visite impromptue. J'y arrivai tard, et je savais les trouver dans le pré du bas, près de la rivière mais je savais aussi qu'ils en remonteraient bientôt. Les prémonitions ont ceci de terribles qu'elles pressentent le destin mais que le destin sera ; aussi, est-ce une douleur anticipatrice et une culpabilité postérieure inutiles.
Les chemins tout autour du parc étaient inondés sauf celui que j'avais pris pour descendre, mais qui était très court, aussi, pour faire marcher les chiennes, décidai-je de sillonner les sentiers à l'intérieur du parc. Ma prémonition qui me rendait lourde et indécise, avec un nœud douloureux dans le ventre, j'aurais alors pu la mettre en mots bien que je ne le fis pas : je craignais la remontée au galop des chevaux. Plutôt que m'écouter et partir pas là d'où j'étais venue, je m'admonestai une réprimande : cela fait vingt ans que tu es avec tes chiens et tes chevaux, ils se connaissent, l'espace est large au delà du sentier. Que crains-tu ? Mes trois arrivèrent en premier au triple galop joyeux, Hoggar leva le cul en toute exubérance quand il me vit, MisterAl devant qui donnait toute sa puissance et Don Diego derrière, entraîné par la jeune fougue de ses copains. Je n'avais d'œil que pour Taïga, ma petite chienne, vieille, quasi sourde et aveugle, mais elle ne risquait rien, elle fouinait plus loin. Erevan, à qui je tournais le dos, était, elle, sur le sentier, mais avait dû s'écarter sans plus d'inquiétude. Quelques vingt ou trente secondes plus tard, arriva Muchacho, le cheval que j'avais en pension et qui m'avait causé tant de soucis ; comme il se croyait dominant, il semblait irrité d'être à la traîne, les oreilles en arrière et poussant son galop. À peine m'avait-il dépassée que j'entendis un cri.
Erevan est une chienne. Une Irish Woolfhound que le hasard mit sur ma route quand elle avait trois mois. J'ai très vite compris qu'elle n'était pas un chien, mais une bête, et vous savez combien j'aime les bêtes. Son éducation a été difficile, enfin, désarçonnante, je courais derrière l'inconnu qui toujours me devançait. Il m'a fallu apprendre à toujours chuchoter, moi qui n'élevais jamais la voix avec mes bêtes, j'avais encore pour elle des réactions trop brusques à l'approche d'un danger ou d'un deux-pattes inconnu qu'elle semblait empressée de saluer ; si je chuchotais : tu ne le connais pas, elle ralentissait le pas, restait près de moi, sans manquer son salut au passage. Ils ont été rares ceux qu'elle inquiétait par sa haute taille. Mais si j'élevais la voix dans un stress non maîtrisé, je n'existais plus pour elle, fuyant où son désir l'emmenait, elle allait fêter le quidam qui n'en demandait pas tant. C'est une grande bête, plus haute que moi quand elle met ses pattes avant sur mes épaules, un lévrier lourd mais lévrier quand même et si sa course est moins splendide que celle d'un Barzoï ou moins légère que celle d'un Greyhound, c'en est pas moins une belle course.
Elle a la sensibilité à fleur de peau, une sensibilité telle qu'elle vous intime la précaution, le respect, l'écoute. Quand nous faisions la sieste toutes les trois, avec Lune, mon angora turque qui parfois se joignait à nous, sur les deux matelas superposés qui me servaient de canapé jusque là mais qui étaient devenu son lit, dans un souffle chaud, à demi endormie, elle me contait ses légendes ; ma mère m'a dit que nous étions des chiens de rois, habitués aux châteaux et au doux climat d'Irlande ; je me sentais peinée de lui offrir une masure minuscule, dans le midi de la France. Mais elle s'était adaptée, se faufilant dans les étroits espaces, elle n'a jamais rien cassé ni déplacé, même pas l'assiette sur la table quand elle y volait un morceau de quiche ou de gâteau oublié, avant que je ne prenne, comme seconde nature, de tout mettre sous clé. Le moindre oubli, la moindre négligence, et c'était la plaquette de beurre qui y passait ou un précieux comté et comme je suis végétarienne, elle se contentait de tout ce qui n'était pas épicé. Les chats mangeaient sur l'évier mais elle arrivait à leur piquer les restes. Insatiable.
Je n'ai pas forcément aimé qu'elle soit une voyoute, je la traitais de sournoise, avec beaucoup de reproches dans la voix, quand elle me regardait en coin en me doublant et, hors de portée filait vers son désir. Mais elle était comme ça et comme ça je l'aimais. C'est comme ça que je l'aime.
Cette liberté de l'autre à être telle qu'elle est, oblige à un amour soumis, surtout quand vous avez la responsabilité de son confort, de sa santé, de sa joie. Rien ne m'avait obligée à traverser le centre de la France pour aller la chercher, j'y allais comme on part à l'aventure. Je ne fus pas déçue. Sa beauté, sa grâce n'étaient rien comparées à sa présence, je n'avais pas le choix d'y échapper sauf à dénier ma liberté de m'être engagée. Et j'aime plus que tout la liberté de l'autre à être ce qu'il est, quitte à m'imposer son rythme, quitte à m'imposer sa loi ; sauf s'il me dénie le droit d'être moi ; c'est pourquoi les animaux sont mes compagnons de prédilection, alors qu'on pourrait m'en dire esclave. Mon rythme de vie change à l'arrivée d'un nouveau venu et mon travail s'accroît, mais ma joie, oui, parfois la colère et cette plainte infinie qui rive le clou de ma solitude face au tout à faire, face à leur abandon confiant, et s'il m'arrivait de fondre en larmes devant les conneries qu'elle faisait, sa réaction, sensible, mais qui ne changerait en rien son comportement, me renvoyait à l'insignifiance du dégât ou de ma peine à le réparer. Il y a tellement de sagesse chez les animaux et tellement d'innocence qu'aucune friction ne peut durer bien longtemps ; la rancune n’existe pas. Ils sont si peu attachés à nos valeurs, sauf peut-être le sucre ou les pâtés.
Tout vous revient, l'équilibre à tenir entre chevaux et chiens, entre chats et chiens, et quand vous êtes en harmonie avec vous même, tous ceux-là sont votre paradis, et y sont probablement aussi ; mais si quelque chose flanche, ce peut devenir l'enfer ; les accidents, les chamailleries, les départs, les maladies, la mort. Ils vous aident à être forts, parce que vous devez être forts, mais quand d'autres influences vous accablent, ce sont eux les premières marques de votre déchéance, les premières victimes de votre inconséquence.
L'amour est un lien fort qui vous nourrit, qui vous grandit, qui vous oblige, mais quand il exige de vous tout, ou plus que vous ne pouvez donner, la rupture, la mort, est aussi une libération. Mais que faire de cette liberté sans l'autre ? Quelles futilités, quelle vacance pourraient combler ce vide ?
Ma belle Erevan, sa chaleur, son souffle qui m'accompagne quand j'écris ; elle a des chats cette horreur de la routine, il m'en a fallu des imaginations pour trouver des itinéraires de balades ; heureuse de la moindre visite, du moindre changement, elle aurait couvert le monde entier de sa curiosité. Ça fait bientôt douze mois qu'on est confinées, mais si je prenais la voiture pour aller ailleurs dans l'inconnu, trouver des chemins tendres et herbeux, elle me suivait, claudiquant, lentement.
J'ai ralenti mon pas comme si je me faisais vieille, et ma main l'effleure. Je voudrais prendre tout pour la garder infiniment. Elle est plus attentive à la présence de Taïga , qui lui a tout appris, elle l'attend, s'en rassure.
Elle a vécu la mort de mon cheval, elle lui tournait autour avec ce mélange de suspicion et de respect en sentant, inquiète, que quelque chose n'allait pas ; c'était une chiotte alors ; elle en a gardé l'anxiété intéressée pour un cheval couché.
Je lui ai donné une petite vie, elle n'a pas réalisé le dixième de ce qu'elle aurait pu faire, l'amour ne fait pas tout. Ses châteaux ses landes ses rivières ses pluies et, peut-être, ses courses folles en bande, mais pas ses chasses au loup.
On dit d'un lévrier irlandais qu'il ne faut pas le traiter brutalement mais si on lui apprenait l'attaque, il serait redoutable ; il a des dents de requin et une puissance qui toujours aujourd'hui se porte sur le sensible. Claire me disait qu'ils sont les seuls chiens, avec les colleys, qui ont une énergie lymphatique, ils s'abandonnent au sort et ne luttent pas et comme tous les sensibles, ils cachent leurs souffrances. Attentive, je guette ses yeux, je l'écoute la surveille la couve. Arrêter la souffrance, puisque je le peux mais ne pas donner une fin trop hâtive ; c'est le souci de tous mes instants.
J’en suis réduite à mon seul chagrin.
Le chagrin est un chagrin d'enfant, nulle raison ne peut l'amoindrir, et cette responsabilité, cette décision à prendre, comme on aimerait que quelqu'un d'autre la prenne à sa place, puisqu’on est un enfant. Ça peut durer ? Je ne sais pas.
Le risque de la fracture spontanée me hante, la douleur... je me suis munie de doliprane et d'un calmant pour les bêtes qui ont le mal des transports, et qui endort. La protéger , elle, et me protéger moi ; l'empathie, la compassion, ne sont pas de vains mots. L'épuisement.
S'autoriser quelques minutes par jour, la libération de l'après et puis replonger dès que le regard ou la main se pose.
L'amour est une drôle de chose qui rend l'être le plus perturbant de la terre, le plus précieux ; jamais je n'ai eu de chienne aussi emmerdante, comme un ego qui me happerait dans son infinie puissance, sans que la révolte ou quelque libertarisme que ce soit n'apporte les ciseaux qui couperaient le lien. Le lien est là, puissant, sûrement intimement lié à sa propre histoire, comme quelque chose à revivre, à subir, sans qu'il n'en ôte l'authenticité. On ne rêve pas d'un libérateur, on rêve d'un retour en arrière, quand c'était beau, quand c'était bon, quand c'était vivant. Et ces instants, infimes, où elle est comme elle était, les mêmes soupirs, le même levé de sourcil, et ses toilettes. On n’a pas toujours à l’esprit ce foutu cancer, ce sarcome, si rare , et qui nous échoit.
Nous avons accompagné notre père dans son agonie ; elle a duré deux mois au cours desquels nous étions, deux par deux, toujours à ses côtés. Pour ses deux dernières heures c'était moi, et quand ma sœur est arrivée à deux heures, je suis restée ; deux minutes plus tard il rendait son dernier souffle, ou, plutôt, son dernier souffle s'est interrompu, au milieu de l'expiration, sans raison. Depuis deux jours la seule preuve de vie était le battement de sa carotide, et ce battement insignifiant auquel jamais nous ne prenons garde, était La Vie. L'immobilité juste après faisait toute la différence. Ce vide était immense. Et tous ces « deux » sont véridiques. Je ne suis pas convaincue qu'on doive programmer cette interruption-là. Mais je ne sais pas, je crois que c'est chacun, à ce moment et pas un autre, avec elle et pas une autre.
Ne riez pas des amours animales, elles sont nos amours primordiales, essentielles, celles qui tombent comme des ombres sur notre âme quand elles partent. Celles qui consolent les chagrins d’enfant, celles qui ouvrent le monde vu des drailles, des plages, ou des sentiers humides d’humus odorants.
Elle ne bave plus quand je lui prépare sa gamelle, c’est une fausse faim, la faim de sa maladie, l’appétit de la cortisone, et je me souviens, quand je l’ai vue claudicante, j’ai pensé jamais pouvoir m’y faire ; je me souviens, quand j’ai vu sa tumeur pousser comme un champignon, j’ai pensé c’est un œdème, un abcès, et j’y ai appliqué des feuilles de choux ! je me souviens quand, sortant de chez le vétérinaire, j’ai pensé, dans une semaine je reviens et elle sera guérie, je me souviens, je me souviens, mais je ne sais pas pourquoi je ne le peux pas. Les heures, les jours les semaines ont passé et j’en suis toujours là : qu’est-ce que la vie, un jour de vie, quelle est son importance et pour qui, qui suis-je pour décider ? Pouvoir être sûre que mon temps est sacré qui a à s’occuper ? Ou bien que ta vie est si chère que tu peux bien souffrir, tant que tu es là ?
Je me retournait de mon clavier, je la voyais couchée, et je savais que je ne pourrais pas ne plus la voir là.
Retenir son souffle, faire des petits pas et, toujours au fond de soi quand on doit sortir sans elle, c’est un abandon impardonnable. Que tout paraît étrange, que tout paraît magique, ou maléfique, quand tout de soi est préoccupé.
L’odeur, l’odeur de sa tumeur, persistante pénétrante qui n’a de désagréable que ce qu’elle représente ; nous sommes si peu munis en mots pour les exprimer, les contacts, les odeurs, nos sens primitifs nous appartiennent sans partage
J’ai fait son trou dans de la belle argile pure ; je suis parée.
Je lâchais prise et laissai filer l’indifférence que nous offre la fatigue ; quel bel analgésique, la fatigue. Dans le souffle rocailleux de son agonie, notre fusion se brisait de mon devoir d’être forte. Paya ma Léonberg il y a longtemps me l’avait enseigné ; comme je m’étais effondrée entre ses pattes, prenant sa belle tête entre mes mains, elle avait au bout de quelque minutes manifesté son agacement ; au bout de quelques minutes elle me poussa du nez, son regard face au mien et m’enjoignit de savoir me tenir. La leçon était si claire que je l’ai comprise à l’instant. Je ravalai mes larmes, mon chagrin, mais restai un peu avec elle si belle et forte, puis la laissai à son destin.
Aussi passèrent trois heures comme une éternité ou comme un instant avec mon Irish qui ne m’en demandait pas tant ; et je venais à elle, la massais doucement, prenant sa tête sur mes genoux lui racontais nos légendes à nous, et quand l’émotion était trop forte je la laissais et me levais en chantant ; elle avait l’habitude de mes chants et derrière la puissance de ma voix j’entendais son souffle calmé.
Je me suis privée d’elle les derniers instants pour ne pas la confondre, et son absence est telle que je le regrette. C’était sensuel, une affection, je la touchais beaucoup, je la caressais, la peignais la brossais et l’empoignais, elle faisait ma taille, un peu plus que mon poids, c’était des moments de jeu ou de repos. Mais c’est introverti un Irish, pas exubérant et c’était mine de rien qu’elle recherchait ma présence.
Pendant que je la veillais, la surveillais durant cette longue année de blessures, de soins, de maladie, je me souvenais de mes attentes jusqu’à trois heures du matin, quand elle filait dans la nuit au cours de notre promenade du soir ; elle est couleur de nuit et avait tant à faire ; j’en souffrais comme d’une trahison de ma confiance alors qu’elle ne vivait que sa vie de chien et, dès que je la voyais apparaître derrière le carreau de la porte, elle était pardonnée. Je comprenais tant ce besoin de vacance et puisque ma responsabilité était de la rendre heureuse, de la nourrir, de la soigner, je me disais, elle est comme ça et c’est plus difficile qu’avec d’autres, mais je ne pouvais en aucun cas me contraindre à la brimer.
Elle était une géante de tendresse et de délicatesse, mais géante, et elle inquiétait le quidam ignorant. Quand il y avait une crotte quelque part au village, c’était elle, un pipi, c’était elle, il fallait que certains m’emmerdent à cause d’elle. J’en avais la rage. Mais d’autres l’aimaient beaucoup. Et ça me remplissait le cœur de bonheur ; j’aimais ses amis, je la laissais libre d’aller les voir, les accueillir quand ils venaient à la maison. Je me disais, elle est un peu heureuse.
Élo, qu’elle adorait, est venue m’aider ; on l’a mise dans son trou ; la glaise était grasse ; on a posé sur sa tombe des entraves pour les sangliers ; deux rouleaux de barbelés, des bûches que je n’avais pas encore fendues.
Je savais que ce trou refermé signait ma liberté retrouvée, depuis le début entravée mais depuis un an aliénée, mais je savais que ce trou refermé anéantissait un amour d’une telle intensité que jamais plus je n’en ressentirais la force. Quelque chose était mort, là, qui jamais ne pourrait renaître sous aucune autre forme. Ce n’était pas la première fois mais c’était beaucoup plus dense, je savais la complexe ambiguïté de la liberté. Celle qui nous fait assumer un choix et nous aliène à ses conséquences.
Elle est là, pour toujours avec moi, je planterai des bulbes sur ce rectangle désherbé qui écriront EREVAN.
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