Un samedi d’enfer
On vit dans une société marrante finalement : archaïque, quasi moyenâgeuse, mais enveloppée de technologies, d’immédiateté dans la communication, de rapidité dans la locomotion, qui nous la font croire moderne.
Je ne crois pas qu’on puisse dire de deux que c’est une série ; cet article est le premier de deux, deux événements qui me sont arrivés à quatre jours d’intervalle, qui sont à la fois très personnels, que j’ai vécus comme tels, mais qui au fond peuvent se décliner sur le mode psychologique, sociologique et se voir tirer vers ce qu’on pourrait nommer : fondamentaux.
Je n’en fais pas l’analyse, je les décline ; je ne cherche pas à me flageller en public – bien que je sois bien convaincue que certains ne manqueront pas d’enfoncer le clou-, je ne cherche même pas à me justifier, les épreuves que l’on subit dans la vie, causent, ou ne causent pas !
La morale que l’on peut en tirer se dira, ou pas, après.
1)
Il a commencé à peu près comme tous les jours précédents sauf que j’avais mis un pantalon propre et des belles chaussures parce que je voulais aller au marché ; je n’avais réellement plus rien à manger depuis une semaine et j’avais envie de verdure. Comme la chienne ronflait très fort, j’ai pris le temps d’un café avant la promenade matinale. Celle-ci n’est plus la mise en train, à peine levée déjà dehors avec mes deux chiennes libres qui mènent leur vie et moi la mienne, qui marche à mon pas avec le bonheur de les voir courir devant moi, ou de les entendre me rattraper, non, aujourd’hui, je promène ma vieille centenaire en laisse, d’un pas lent interrompu tous les deux mètres pour qu’elle renifle des odeurs qu’elle a l’air de connaître et apprécier ; en un mot, une épreuve la plupart du temps. À l’entrée du village, au dernier virage, j’ai croisé un copain qui partait en voiture, on s’est fait un signe. La route me semblait bien déserte mais je n’ai pas réalisé tout de suite, une petite barrière que l’on pose souvent entre le constat et sa compréhension : manquait mon 4X4. Un dixième de seconde pour me demander ce que j’avais bien pu en faire avant de m’y résoudre : on me l’avait volé.
Il faut dire avant de poursuivre, que c’est la troisième voiture que l’on me vole et que cela fait un peu plus de six mois que je pense qu’il en était fini de mes emmerdements, incessants depuis plus de vingt ans.
J’ai patienté à la lenteur de ma chienne jusqu’à sa hauteur mémorisée, puis, n’en pouvant plus, je l’ai prise dans mes bras pour avancer plus vite. Je me suis littéralement affalée en rentrant. Non seulement je devais aller chercher ma tonne à eau, la remplir pour les chevaux mais je faisais du bois dans le lit de la rivière encore sec et j’avais prévu de livrer une remorque de crottin à un copain.
Cela faisait un moment que je savais que mon 4X4 m’était indispensable pour le genre de vie que je mène ; j’avais acheté une petite voiture pour l’économiser dans les sorties où il n’était pas utile et je m’étais déjà posé la question de savoir ce que je ferais à sa mort, il a quand même plus de trente et un an, et j’avais pensé m’acheter un tracteur. Mais le bougre n’était pas mort, bien au contraire, en excellent état malgré une apparence déplorable.
J’étais en larmes, hoquetante, même pas en colère mais abattue. J’ai appelé Paul, oh pas pour qu’il me console, mais parce que contrairement à moi, il n’est pas obligé de passer par de longs états d’âme avant de faire face aux problèmes ; et ça me rassérène. Le fait est que ce n’était pas un problème pour moi, c’était la fin de tout. Et c’était quoi ce tout ? Du boulot et de l’amour, des racines et une vague utilité que je me donnais pour faire un sens à ma vie. Pas grand chose, rien d’indispensable, juste une survie.
Bizarrement, j’étais physiquement complètement ratiboisée mais je ne ressentais pas ce désespoir profond, sans issue, que j’avais vécu ces dernières années.
Avec sa grande mansuétude, Paul m’avait dit qu’il me fallait appeler les flics ; je l’avais envoyé bouler en répliquant que j’en étais incapable. Pas cinq minutes après j’avais un flic au bout du fil, je lui racontai mon truc et il me dit qu’ils fermaient à midi et qu’il me fallait être au poste avant sinon il ne pouvait pas déclarer le vol ; je lui ai demandé s’il se foutait de ma gueule et il a répondu « pas du tout ». C’est comme ça que je suis arrivée derrière la grille, complètement zombie, il est venu m’ouvrir et m’a accueillie très gentiment. Seulement, je ne retrouvais pas la carte grise, « elle doit être dans la boîte à gants » lui dis-je, je n’avais pas l’assurance non plus, j’avais oublié son nom mais pas sa marque, et je me suis trompée sur le numéro d’immatriculation.
J’ai dû lui faire pitié. Je me suis crue obligée de lui expliquer un peu pourquoi j’étais dans un tel état.
J’étais à peine rentrée que Paul est passé ; il dansait d’un pied sur l’autre, ne sachant pas quoi dire, finit par décider qu’il irait chez Robert « pour qu’il pianote sur internet, je vais te trouver quelque chose » alors que j’étais mortifiée qu’il enterre si vite mon compagnon de bonheurs et de galères depuis si longtemps ; il me massa maladroitement les épaules, et je lui dis qu’il pouvait partir, je n’allais pas me suicider, alors qu’à son arrivée j’avais déclaré que je ne supportais plus ce pays de merde et que j’allais foutre le camp en Creuse, ou me flinguer. Il était hésitant ; il faut dire qu’il m’avait vue au début de mes démêlées avec ma voisine, les flics et la Justice, et qu’il s’était mis de mèche avec mon fils pour me payer le voyage pour la Corse afin que j’y aille me ressourcer auprès de mes amis. Mais il sortit ; je trépignais un peu, depuis quelques secondes, j’avais perçu que mon état n’avait rien à voir avec les états de sidération et de choc que j’avais vécus à répétition pendant cette période, et je brûlais de faire un tarot. À peine il avait fermé la porte que j’ai tiré mes cartes ; avant qu’il ne repasse devant la maison en voiture, j’étais sortie et je l’ai arrêté : c’est bon, lui dis-je, on va le retrouver ! J’étais encore flageolante, mais j’enfilai mes godasses, mon pull et ma veste, et je partis voir mes chevaux. J’y travaillai une heure ou deux, lentement, en prenant le temps de les regarder, et quand je suis rentrée, j’ai croisé la voiture des flics dans la chicane de l’église. J’étais sûre qu’ils me cherchaient mais comme je ne reconnaissais pas les mecs, je suis passée sans m’arrêter. J’étais en train de me garer quand ils sont arrivés à ma hauteur ; ils sont sortis de leur voiture en même temps que je sortais de la mienne, et ils m’ont dit que mon 4X4 était au bord de la route, à hauteur de « la Baraque ». Les cartes ont ceci de bien qu’elles m’avaient, à coup sûr, donné deux heures d’apaisement, mais elles m’avaient empêchée de sauter de surprise et de joie ; quoique, avec ou sans elles, mon inconscient sait toujours tout et j’ai rarement sauté de surprise, même une visite impromptue et parfaitement inattendue me trouve disponible mais rarement extravertie !
J’aime ce dialogue avec moi-même, que je pratique depuis très longtemps, mais quand je le fais pour les autres, ce qui m’oblige à sortir de moi et me mettre dans la peau de l’autre, cela leur crée toujours des surprises. Les cartes parfois vous posent là où vous auriez voulu ignorer le réel, mais de soi à soi, on l’accepte dans l’immédiat.
Comme le flic m’avait dit : puisque vous n’êtes pas assurée, vous aurez quelqu’un pour vous tracter ? Nous avons appelé une dépanneuse qui doit venir un peu avant 14 heures… ils ont complètement explosé le neiman ; je lui ai assuré que je trouverais quelqu’un, et devant moi il a décommandé le dépanneur. Comme je m’étonnais qu’il m’ait reconnue, il me dit m’avoir aperçue le matin devant le bureau ; il y avait quelque chose de plaisant dans ce déroulement évident des événements, la ligne de moindre résistance, jamais voulue, et toujours magique. Et quand la vie ne tient qu’à un fil, d’où qu’elle vienne cette magie est toujours un viatique.
En fait c’est un collègue qui passait là vers sept heures et voyant le véhicule s’était fait la réflexion que les chasseurs étaient bien matinaux ! Se mettant au courant des faits du jour, il avait fait le rapprochement.
Téléphoner, ou répondre au téléphone, est toujours une épreuve pour moi, comme un reliquat de paranoïa acquise au cours de mes démêlées avec la Justice ( je tiens à la majuscule, car, contrairement à d’autres mots, celle-ci évoque ici l’arbitraire et englobe l’incompétence, le deux-poids-deux-mesures, l’irrespect et le déni de toute valeur acquise), mais nécessité faisant loi, m’appuyant sur quelques relations redevables, je trouvai très vite un copain qui pouvait se libérer une heure, entre deux livraisons de bois.
Je suis donc allée voir la bête abandonnée ; je l’ai vue de loin, on avait mis un ruban rouge et blanc tout autour, cela m’a intimidée. Il était sur le bas côté de la route, contre un champ long de peut-être quatre cents mètres, de luzernes belles comme peuvent être des luzernes après sept mois de sécheresse et une semaine d’âpres gelées. La vitre de la portière droite était grand-ouverte mais j’ai vu tout de suite qu’il ne manquait rien, les licols, la masse, les bidons d’huile et d’essence pour la tronçonneuse- j’ai pensé qu’il m’arrivait souvent d’y oublier ma pompe ou ma tronçonneuse-, et ils ne m’avaient pas volé le panneau de bois : « ne pas ouvrir, chevaux », que j’accroche à la porte de certains parcs quand nous arrivons.
Je n’ai pas osé regarder le massacre fait en dessous du volant, mais j’ai vu qu’ils avaient enclenché la manette 4X4, en grande vitesse, et comme ils n’avaient pas déverrouillé les roues, le bruit de quincaillerie que l’on entend alors avait dû les alarmer ! de plus le 4X4, fait pour tracter, réduit considérablement la vitesse ! Dieu merci, j’avais eu affaire à des ignorants. De plus, et c’était tant mieux, ils n’étaient pas de la même veine que les deux précédents, ils ne s’étaient pas cru obligés de la brûler.
Quelques jours plus tard, après nous être mis en quête d’un neiman neuf, le concessionnaire nous dit qu’ils s’agissait de vrais pros puisqu’ils n’avaient coupé aucun fil électrique ; j’ai oublié la description de la manipe et de l’outil qu’ils possédaient pour ce faire.
Je ne m’en étais pas trop mal tirée ; à peine cent euros de pièce, une réparation de copinage, gratis, quelques journées perdues, stress et tracas, transports de bidons d’eau lourds, et un véhicule pas traumatisé en état de poursuivre sa destinée.
Et puis, au bout du compte, les bras baissés devant l’évidente nocivité de notre monde, de quels côtés que l’on se tourne ; il faut s’adapter, et pourtant, je reste encore sidérée devant la facilité avec laquelle mes contemporains le font sans grincher : mettre un gilet fluo pour que les chasseurs ne vous prennent pas pour un sanglier ; mettre des barreaux à ses fenêtres (sous peine de n’être pas assurés !), installer des alarmes, posséder des serrures trois pointes et le trousseau de clés qui convient… aux gardiens de prisons, tout boucler, tout fermer, se méfier de tout et de tout le monde, vérifier la note chez le commerçant… sinon, c’est bien fait pour vous.
Et puis, savoir ne pas être trop touchés quand on nous cambriole, avoir le réflexe d’ajouter à la note destinée à l’assurance, la facture de l’appareil photo du fils, du dernier ordi de la fille pour compenser la franchise et ne pas se faire tout un tracas de toutes ces paperasseries parce que cela fait partie de l’ordre des choses. Insister sur le traumatisme de savoir que quelqu’un s’est introduit chez vous, et trouver réconfort.
J’avais remarqué ces réactions ordinaires à des faits ordinaires, au tribunal, et particulièrement la dernière fois, devant le juge d’exécution, où j’étais arrivée complètement défaite après avoir vécu tant de mensonges pourtant hissés au rang de vérités par les autorités, autant d’arnaques et de défauts à la loi, et où les affaires que je voyais traiter devant moi semblaient faire partie d’une procédure très commune.
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