Blaise Pascal : Les trois ordres
La distinction des trois ordres dans les Pensées de Pascal est aussi importante que celle de la séparation des trois pouvoirs (pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir juridique) chez Montesquieu.
Dans Brève apologie pour un moment catholique (Grasset, 2017), Jean-Luc Marion reprend la distinction pascalienne entre "l'ordre des corps", "l'ordre des esprits" et "l'ordre de la charité."
Cette distinction essentielle peut, selon lui, contribuer à nous prémunir contre la tentation de sacraliser "l'ordre des corps" (l'Etat, la politique) en lui soumettant l'ordre des esprits (la science, l'éducation, l'art, la pensée...) et l'ordre de la charité (la liberté de conscience, de croyance et d'incroyance, de "religion" et de changement de religion).
"Sans doute faut-il rien de moins que revenir à la distinction de ce que Pascal nommait les trois ordres et à leur hiérarchie.
I. L'ordre des corps
Soit l'ordre des corps, qui rassemble "le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes", mais aussi les rois, les riches, les capitaines, et tous ces grands esprits de chair".
II. L'ordre des esprits
Soit ensuite l'ordre des esprits, des "recherches de l'esprit" où, par exemple, Archimède, "n'a pas donné des batailles pour les yeux, mais (...) a fourni à tous les esprits des inventions"
III. L'ordre de la charité
Soit enfin "l'ordre de sainteté", de la "charité", où Jésus-Christ "est bien venu avec l'éclat de son ordre".
Non seulement ces trois ordres restent incommensurables les uns aux autres, "différents, de genre", le second étant "d'un ordre infiniment plus élevé" que le premier, et le troisième, "d'un autre ordre, surnaturel".
Mais surtout, aucun des ordres inférieurs ne peut voir un ordre supérieur, tandis que tout ordre supérieur voit et juge les ordres inférieurs. Comme les corps et les grandeurs de chair ne voient pas les esprits ni la charité, les esprits ne voient pas la charité (Pascal, Pensées, §308, in Oeuvres complètes, éd. L. Lafuma, Paris, seuil, 1963, p.540)
Les trois ordres, l'Etat et la "séparation" (improprement nommée "laïcité")
Appliqué à la question de la séparation, ce schéma permet d'identifier la neutralité de l'Etat au premier ordre, et de valider son impuissance positive à voir (encore plus à juger) l'ordre de l'esprit (liberté de pensée, de recherche, etc) et surtout l'ordre de la charité (liberté de conscience, de croyance et d'incroyance, de "religion" et de changement de religion).
Car l'Etat doit admettre ce qu'il ne peut voir et ce sur quoi il n'a aucune autorité. La séparation des pouvoirs n'a de sens que comme un reflet politique (donc imparfait, parce que cantonné dans l'ordre inférieur) de la séparation des ordres, donc de leur distinction insurmontable.
Il y a plus : l'ordre politique ne dispose de son autonomie et de sa justice que parce qu'il ne gère que la couche la plus visible, la plus abstraite et donc la moins essentielle des choses et du monde. Beaucoup plus décisives s'avèrent les choses et les réalités qui se jouent dans l'ordre de l'esprit (ce qui, dans le langage de l'Etat, se nomme l'éducation, la recherche, les arts, etc.) et dans celui de la charité (ce qui, dans le langage de l'Etat se nomme "religions", la communauté nationale, les "valeurs" et même le "vivre ensemble").
La nécessaire et indispensable neutralité "laïque" de l'Etat découle de son impuissance positive non seulement à pénétrer dans le champ des deux ordres supérieurs, mais aussi à voir ce qu'il y advient. La réalité d'une société et d'une nation ne se décide pas uniquement ni essentiellement dans ce que l'Etat en voit, mais aussi et d'abord dans des couches beaucoup plus profondes, élevées et secrètes, dans l'ordre des esprits et dans l'ordre de la charité.
L'Etat gouverne, mais la plupart du temps et de prime abord en aveugle, à l'estime. Rares et décisifs surgissent les moments où montent à la visibilité le coeur et l'esprit de la communauté nationale, où les dirigeants aveuglés savent deviner que "l'âme de la France" parle et avance. Alors et en effet il s'agit d'une "âme" quand la nation reprend sous son contrôle l'Etat, et que l'Etat ne la trahit plus, mais la prend en charge." (Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, p.79-81)
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