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Part des salaires dans l’économie belge. De quoi parle-t-on finalement ?

Au moment où la question de la part des salaires connaît, enfin, un niveau appréciable de popularité en Belgique francophone, il est primordial de faire le point sur la manière dont certains chiffres ont été présentés à l’opinion publique locale. Nous verrons que la mise au jour récente, et, pour tout dire, parfois un peu tâtonnante, de certaines tendances n’est pas exempte d’ambigüités sur lesquelles il semble intéressant de revenir. Plus un jour, en tout cas, sans que les média mainstream n’évoquent la part des salaires. La chose est heureuse. Les statistiques économiques n’ont, en effet, pas vocation à rester la propriété de quelques initiés.

Cependant, force est de constater que bien souvent, le travail de médiatisation et de diffusion relatif à la part des salaires ignore la dimension profondément conceptuelle qui se cache derrière les chiffres, au risque parfois de (laisser) dire un peu tout et son contraire. Là, il y a un problème de sens auquel ce travail espère, à sa fort modeste échelle, remédier. Pour le surplus, l’auteur de ces lignes a officié comme analyste-statisticien dans une autre vie. Il remercie pour ce revigorant bain de jouvence les camarades de la FGTB qui lui ont discrètement suggéré la rédaction de cet article.

  1. de la part des salaires en tant que concept

 

En sciences sociales, les chiffres ne tombent pas du ciel. Prenons un exemple.

 

« On aborde ici un problème (…) fondamental : nous parlons de « faits » pour des réalités qui, le plus souvent, ne sont pas directement observables. Nous devons donc construire des indicateurs qui nous permettent d’observer ces réalités. Ainsi, par exemple, pour apprécier le degré « d’industrialisation » d’une société, nous pouvons nous baser sur la proportion de la population active qui travaille dans le secteur « secondaire ». Mais le secteur secondaire n’est pas lui-même une réalité « naturelle » : sa définition est déjà une construction théorique et pour savoir qui travaille dans le secteur secondaire, il faut déjà définir un certain nombre de critères de ce que c’est que le secteur secondaire »[1].

 

Autrement dit, un indicateur n’a de sens qu’adossé à un concept et exposé de manière cohérente et rigoureuse en référence à ce dernier. Sans définition préliminaire des concepts, les chiffres livrés au hasard des articles au sujet de la part des salaires (ou de n’importe quoi d’autre, d’ailleurs) peuvent malheureusement s’avérer d’une précision, et donc d’une utilité, fort relative.

 

Pour appréhender la portée analytique de l’indicateur « part salariale », il convient de définir le concept de salaire qui ne constitue pas, contrairement aux apparences, une réalité naturelle mais une construction théorique qui exige de rompre avec le sens commun. C’est ainsi que la part des salaires, mesurée en relation avec le PIB, dont il est ici question ne renvoie pas, aussi paradoxal que cela puisse paraître, exclusivement à la seule rémunération des salariés. Les indépendants entrent aussi en ligne de compte. Si la chose devait quelque peu surprendre l’un ou l’autre lecteur attentif, nous y verrions la preuve que faute de réflexion théorique sur certaines prémisses conceptuelles, les discussions au sujet de la part des salaires relèvent, dans certains cas, davantage du Café du Commerce (et en aucun cas de la Maison du Peuple, état donné les origines sociales de bon nombre d’altermondialistes de nos contrées) que de la saine analyse.

 

On en voudra pour preuve l’une ou l’autre production conçue à l’intérieur du petit monde associatif alternatif francophone. Lorsque l’une d’entre elles annonce froidement considérer « les indépendants comme des entreprises » et qu’à ce titre, « leur revenu n’est donc pas comptabilisé dans la part salariale »[2], il faut immédiatement tirer la sonnette d’alarme pour au moins deux raisons.

 

Avant toute chose, précisons, afin de dissiper tout malentendu, qu’une telle approche n’a en soi rien de répréhensible, à condition, toutefois, de préciser les raisons de ce choix à partir de bases théoriques nettement plus solides qu’une définition construite au doigt mouillé assimilant les indépendants à des « entreprises ». Ce présupposé est purement et simplement faux.

 

Tout d’abord, une partie des indépendants dans ce pays ne sont pas nécessairement organisés en sociétés (par exemple, les professions libérales). Fonctionnellement, ces indépendants dégagent un bénéfice, soit le chiffre d’affaires annuel desquels il convient de soustraire les charges d’exploitation, les cotisations sociales et les impôts. Ce bénéfice peut sans problèmes être assimilé à un salaire au sens le plus platement économique du terme car il n’existe aucune distinction légale entre les avoirs personnels et professionnels pour cette catégorie d’indépendants. Le bénéfice dont il est ici question est, en effet, encaissé ici par une personne physique et non par une personne morale. En 2017, 45,8% des Petites et moyennes entreprises en Belgique étaient organisées en personnes physiques[3]. C’était, d’ailleurs, la première forme juridique d’organisation des PME dans notre pays.

 

Ensuite, dans le cadre de la présentation des données relatives à la part des salaires, « si l’on veut raisonner sur l’ensemble de l’économie, il faut traiter la question des non-salariés puisque la part des salaires est toutes choses égales par ailleurs moins élevée quand il y a beaucoup de non-salariés »[4]. Cette citation vaut son pesant d’or puisqu’elle est reprise d’un texte du grand inspirateur des travaux sur la part salariale dans la partie francophone du pays, à savoir le statisticien et économiste marxiste Michel Husson. Sur cette base, on n’hésitera pas à pointer du doigt les importants problèmes de certaines productions belges (francophones) consacrées à la question de la part des salaires si du moins, il est question de raisonner, davantage que de prophétiser, dans les étroites limites d’un concept correctement appréhendé.

 

L’intégration nécessaire et incontournable du travail indépendant s’effectue classiquement de la manière suivante. L’imputation de l’activité des travailleurs indépendants est établie en accordant « aux travailleurs indépendants le salaire moyen des salariés de la même branche d’activité »[5]. Il n’en reste pas moins légitime de questionner cette convention. C’est ainsi que l’intégration sur cette base des revenus des indépendants, durant les années 1960, aurait débouché sur une surévaluation de la part des salaires dans l’économie belge.

 

Cette déformation statistique conduit naturellement à rendre les comparaisons avec cette époque particulièrement malaisées. Le caractère, parfois vertigineux, de la baisse, certes incontestable, de la part des salaires correspond donc sans doute en partie à une illusion d’optique.

 

Il est, en effet, de notoriété publique que les revenus des indépendants sont inférieurs à ceux des salariés. Par exemple, le pays comptait, en 2018, un total de 1.112.646 indépendants (nous vérifierons par la suite que ce chiffre appelle des commentaires car il y a, en fait, indépendants et indépendants). Le revenu professionnel net moyen des indépendants s’élevait, à l’époque, à 22.415,99 euros[6]. Par comparaison, le salaire mensuel brut moyen d'un travailleur occupé à temps plein en Belgique était, en 2018, de 3.627 euros[7]. On notera, à la suite de Philippe Defeyt, que ces statistiques n’intègrent ni les travailleurs à temps partiel (30% des travailleurs sont employés à temps partiel) ni « les secteurs grands pourvoyeurs d'emploi (les administrations publiques, l'enseignement, les soins de santé et autres services aux personnes) »[8]. Il va de soi que si l’on intégrait les temps partiels, le niveau des salaires serait plus bas et, partant, le différentiel avec les indépendants plus limité. En revanche, les mesures correctives visant à rendre compte des grands secteurs fait grimper le niveau moyen des salaires de l’ordre de 12,43% (comme l’a, d’ailleurs prouvé Philippe Defeyt). On pourrait rétorquer que cet exercice mélange les pommes et les poires puisqu’on compare des salaires bruts et des salaires nets. C’est ici que l’on vérifie très précisément que définir le périmètre d’une rémunération, c’est une aventure théorique.

 

Dans les statistiques relatives à la part des salaires, la situation sociale des salariés est très claire. Les cotisations sociales sont intégrées dans les salaires. « La part des salaires prend en compte le total des rémunérations : salaires nets et cotisations sociales. Ces dernières peuvent être analysées comme un salaire socialisé qui couvre un certain nombre de « risques » (vieillesse, maladie, chômage, etc.) »[9]. L’univers conceptuel de la rémunération des indépendants s’avère très différent. Le revenu net d’un indépendant mentionné plus haut, c’est celui qui permet de calculer les cotisations sociales définitives. Entretemps, le travailleur indépendant paie des cotisations sociales trimestrielles fixes calculées sur la base des revenus perçus trois ans auparavant. Il s’agit du revenu net de l’indépendant. C’est une grosse différence avec le revenu net du salarié qui s’obtient en défalquant du salaire brut (qui n’intègre que les cotisations personnelles du travailleur) du montant de l’IPP. L’indépendant, pour sa part, doit encore régler à partir de son revenu net des cotisations définitives calculées selon un mécanisme progressif mutatis mutandis comparable à l’IPP[10]. En raison de cette proximité, il est possible de considérer le revenu net de l’indépendant et le salaire brut du salarié comme équivalents. Voilà pourquoi nous reprendrons ces deux variables dans nos calculs correctifs visant à mieux refléter les revenus réels des indépendants. Il nous reste maintenant, comme annoncé précédemment, à creuser le concept d’indépendants afin de connaître précisément à quelle population nous avons affaire et dans quelle mesure cette dernière devrait idéalement être intégrée dans le calcul de la part des salaires.

 

On dénombrait, en 2017, 722.941 indépendants à titre principal, 259.173 indépendants à titre complémentaire et 105.649 indépendants actifs après la pension[11]. Ces différences de statut sont importantes pour nos calculs. En effet, les indépendants à titre complémentaire, puisqu’ils exercent simultanément et principalement une autre activité professionnelle en tant que salarié, sont comptabilisés par Eurostat comme faisant partie du salariat.

 

Il n’en va évidemment pas de même pour ce qui est des indépendants à titre principal. Pour ces derniers, aucune hésitation n’est, en effet, de mise puisque leur activité indépendante est leur unique source de revenus professionnels. En ce qui concerne la catégorie des indépendants actifs après la pension, on relèvera que ce groupe peut, à partir de 65 ans, cumuler sans limites un revenu d’indépendant (sauf les personnes bénéficiant de pensions de survie pour lesquelles un plafonnement des revenus de l’activité indépendante est obligatoire). Or, le mode de calcul du PIB auquel se rapporte la part des salaires correspond au PIB dit « optique production » qui résulte de la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les branches d'activité auxquelles on ajoute, d’une part, les impôts et dont on déduit, d’autre part, les subventions sur les biens et services.

  1. chiffres

 

Donc il faut intégrer les retraités actifs au sein de la population indépendante puisqu’elle dégage une valeur économique à partir de son activité. Pour les indépendants à titre complémentaire, il est conventionnellement convenu que la valeur dégagée à partir de leur activité se rapporte à leur seul emploi salarié ou de fonctionnaire. Au total, nous avons donc 828.590 indépendants (722.941 indépendants à titre principal+105.649 indépendants actifs après la pension) à reprendre dans nos calculs. A côté de ces indépendants, il y a, bien sûr, des salariés en plus grand nombre qui produisent également de la valeur ajoutée. Ils étaient 3.077.000 en 2017[12].

 

Sur la base de cette longue (mais nécessaire) introduction méthodologie, nous allons pouvoir calculer la part des salaires pour l’année 2018 en reprenant les données Ameco (c’est-à-dire la base de données macro-économique de la Direction Générale des Affaires économiques et financières de la Commission européenne). L’idée est d’introduire un correctif permettant de mieux refléter la valeur ajoutée des indépendants.

 

Pour ce faire, on se référera au différentiel de rémunération entre indépendants et salariés mentionné auparavant et on établira ensuite une moyenne pondérée des gains des revenus des salariés, d’une part, et des indépendants, d’autre part[13]. On obtient, au terme de cette opération, une part des salaires de 52,12% (pour l’ensemble des calculs : voir annexe méthodologique n°1).

 

Cette volonté de mieux intégrer à sa juste valeur la mesure du travail indépendant procède du constat que des estimations ayant trait à la part des salaires en Belgique se sont montrées quelque peu imprécises à ce sujet au cours des dernières années. Une source, prisée de l’associatif progressiste belge et, à ce titre, soigneusement sélectionnée par nos soins, désignait, graphique à l’appui, une part salariale inférieure à 50% du PIB pour l’année 2016[14].

 

Comme nous l’avons vu auparavant, ce chiffre n’intègre pas le travail indépendant. Et cela constitue un immense problème.

 

 

Deux ans plus tard, cette fort intéressante source estimait la part des salaires dans l’économie belge à 55% pour 2019 (voir graphique 2).

 

Cette différence est parfaitement compréhensible puisqu’on discute au graphique 2 de la part des salaires par rapport à la valeur ajoutée brute, laquelle correspond à la production (prix de base) diminuée de la consommation intermédiaire (prix d’acquisition). Mécaniquement, une telle modification de la base du calcul fait augmenter la part des salaires (posés au numérateur de la fraction) puisque le dénominateur (dans ce cas, la somme des valeurs ajoutées) est, dans ce cas, amputé des impôts qui ne sont effectivement pas intégrés dans cette présentation des choses. C’est là la grande différence avec le PIB optique « production ».

 

Il n’en reste pas moins que dans le cas qui nous occupe, cette modification du dénominateur des opérations reste marqué par une prise en compte lacunaire du travail des indépendants dans la détermination des revenus du travail. De surcroît, cette optique rend particulièrement malaisées les comparaisons internationales puisque la base de données Ameco établit le pourcentage relatif à la part des salaires en référence au PIB (optique production).

 

Si nous avions travaillé en pourcentage de la valeur ajoutée brute, la part salariale que nous aurions obtenue pour l’année 2018 aurait été supérieure à 52,12%. Sachant plus précisément que la valeur ajoutée brute de l’économie totale représente généralement 90% du PIB de celle-ci[15], nous pouvons établir que la part des salaires rapportée en 2018 à la valeur ajoutée brute aurait été de l’ordre de 57,9% (calcul : voir annexe méthodologique n°2)

 

La différence obtenue par rapport aux données Ameco pour l’année 2017 est, certes, importante puisqu’elle porte tout de même sur 6 points de pourcentage de PIB mais rien ne permet de déceler pour autant un effondrement. Contrairement à une opinion répandue, nous n’estimons pas que « le débat technique a (…) peu d’importance. En fonction des données choisies, la part salariale variera de quelques pour cent ». En effet, la rigueur statistique nous contraint à faire valoir tout d’abord que la différence entre deux pourcentages a pour unité de mesure le point de pourcentage. Pour le surplus, peut-on estimer qu’il est possible de poser un discours politique cohérent (c’est-à-dire non-arbitraire) à propos d’un objet dès lors que des failles sont constatables dans le maniement des outils techniques permettant d’objectiver des données de base ? En la matière, il y a peut-être lieu de méditer encore et encore cette phrase décisive de Pierre Bourdieu : « Je parlerai d’un pays que je connais bien, non parce que j’y suis né, et que j’en parle la langue, mais parce que je l’ai beaucoup étudié, la France »[16].

 

En tout état de cause, le mouvement de baisse, par rapport au début des années 2000, est réel. Les comparaisons avec les années 1960-1970 sont toutefois moins évidentes. A l’époque, il y avait plus d’indépendants dans la population et leurs revenus ont été fortement surpondérés du fait de leur assimilation à un salaire moyen dans la même branche. L’impression d’effondrement de la part des salaires n’est pas, entre autres choses, complètement étrangère à ce biais statistique. La prudence doit donc être de mise.

  1. part salariale : l’alpha et l’oméga ?

 

En analysant les tendances longues de l’économie française (qui ne diffèrent pas énormément de ce que l’on peut observer pour la Belgique), la part des salaires montre une augmentation au cours des années 1970 et 1980. Doit-on, pour autant, attribuer cette remontée à la seule conflictualité sociale ?

 

Pour répondre à cette question, il convient de rester nuancé. Une revue scientifique nous enseigne, en effet, que « la Belgique, analysée sur très longue période, n’est pas un pays à forte tradition gréviste. Si elle a connu au cours de la période 1965-1975 une progression du nombre de conflits, ceux-ci sont toujours restés loin derrière les niveaux atteints par des pays comme la France ou l’Italie, tout en restant très supérieurs à ceux pratiqués par ses voisins allemand ou néerlandais »[17]

 

Les bases de données de l’OIT permettent de pointer une forte augmentation des mouvements de grève en Belgique durant les années 1970. En 1969, 162.898 jours de travail, toutes entreprises confondues, n’avaient pas été prestés en raison de grèves. La décennie qui suivra sera bien plus conflictuelle. On mettra tout spécialement en exergue les années 1970 et 1971 avec respectivement 1.432.274 et 1.240.472 jours perdus. Après une période de relative accalmie au milieu de la décennie (les grèves chutent, en effet, à 580.032 et 607.809 jours perdus en 1974 et 1975), l’année 1978 voit le nombre de jours perdus franchir à nouveau le million avant que le calme ne revienne au début des années 1980[18]. Le contraste est saisissant avec les Pays-Bas voisins. Ces derniers présentent nettement moins de jours de grève que la Belgique à cette époque. Chez nos voisins du nord, l’année 1973 est la plus conflictuelle avec 583.783 jours de grève. Pour l’anecdote, on dénombrait 480 jours de grève aux Pays-Bas en 1975[19]. Observe-t-on, sur cette base, une différence sensible en ce qui concerne l’évolution de la part des salaires chez nous et outre-Moerdijk durant les années 1970 et 1980 ?

 

Définitivement, la réponse est non. La part des salaires dans l’économie belge, en 1970, s’élevait à 55,4% et a fini par grimpe à 65% du PIB au début des années 1980. Par comparaison, on s’aperçoit que les très calvinistes Pays-Bas comptaient, pour leur part, une part des salaires très supérieure aux chiffres établis pour la Belgique à la même époque. En 1970, la part du travail y était de 65,8% et allait friser les 70% du PIB à la fin de la décennie[20]. Si la conflictualité sociale s’avère, chiffres à l’appui, peu déterminante à cette époque, il faut donc chercher ailleurs l’explication de cette remontée de la part des salaires. Il y a déjà plus de 20 ans, une publication dans une revue de référence faisait le point sur la question et, sans nier la spécificité de certaines vagues sociétales propres aux années 1970 dans certains pays (par exemple, les Accords de Grenelle en mai 68), attribuait aux chocs de termes de l'échange un rôle primordial dans la hausse la part des salaires entre le choc pétrolier de 1974 et le début des années 1980[21].

 

Pour le dire plus simplement, la hausse des prix du pétrole a alimenté l’inflation durant la décennie des années 1970 dans tous les pays de l’OCDE tout en faisant pression à la baisse sur le taux de croissance du PIB. Cette conjonction d’inflation élevée et de faible croissance a, d’ailleurs, donné lieu, durant cette décennie, à la formation et à la popularisation d’un néologisme : la stagflation. La stagflation caractéristique des années 1970 au sein des pays industrialisés va se traduire mécaniquement par une augmentation de la part des salaires.

 

Ces derniers se caractérisent, en effet, par une certaine tendance à la rigidité. Ce qui explique d’ailleurs que lorsque le PIB baisse en période de récession, la part salariale augmente sans que pour autant que la situation des salariés s’améliore nécessairement. L’implication de la rigidité des salaires[22] dans un contexte de stagflation est la suivante. Les coûts opérationnels des entreprises, suite au renchérissement du pétrole, ont eu tendance à augmenter et donc à rogner, rigidité salariale oblige, la valeur ajoutée. C’est cette tendance macroéconomique qui explique pourquoi des pays, par ailleurs peu portés sur la conflictualité sociale, ont également connu une remontée de la part des salaires entre la fin des années 1960 et le début des années 1980.

 

Ces constats, précieux car profondément contre-intuitifs, permettent de poser quelques balises réflexives au sujet de la part des salaires. Peut-on en faire l’indicateur par excellence de la répartition de la richesse matérielle au sein d’une société donnée ? Avant de répondre trop vite à cette question, on prendra grand soin de scruter de près le cas particulièrement intéressant du Royaume-Uni.

 

Dans ce pays, on signale une remontée progressive de la part salariale entre 1996 et 2001. La part des salaires (rapportée au PIB) y passe de 53,4% en 1996 à 60% cinq ans plus tard[23]. Il s’agit là d’un mouvement spectaculaire de l’ordre de 6,6 points de pourcentage en finalement fort peu de temps. Cette augmentation peut être considérée comme chimiquement pure puisqu’on ne signale aucun élément d’ordre stagflationniste susceptible à cette époque de produire une quelconque distorsion statistique.

 

La Grande-Bretagne a été en croissance constante durant cette période sans qu’on y constate concomitamment une vague de forte inflation. On peut établir, chiffres à l’appui, que le taux de croissance moyen de l’économie britannique a, en effet, été de 3,3% par an durant la période considérée.

Avec un taux moyen annuel d’inflation de 1,89% entre 1996 et 2001, l’économie britannique ne s’est pas spécialement singularisée par des tendances profondément inflationnistes. Par comparaison, on vérifiera que l’économie du Royaume-Uni s’est caractérisée, dans les années 1970, par une augmentation de la part des salaires, d’une part, et un taux d’inflation important, d’autre part.

 

Entre 1974 et 1980, le taux annuel moyen d’inflation de la Perfide Albion a été de 16,04%. Une augmentation du salaire nominal de près de 30% est d’ailleurs intervenue, outre-Manche, au début du choc pétrolier. En 1974, une enquête sur les moyens sociaux d’existence de la New Earnings Survey a montré que le salaire hebdomadaire moyen à temps plein était de 41,70 £ (2.168 £ par an) En 1975, ce chiffre était passé à 54 £ (2.808 £ par an). Il s’agit là d’une augmentation nominale de 29%[24]. Clairement, l’augmentation de la part des salaires des années 1990 précédemment décrite n’a absolument rien à voir avec ce cas de figures.

 

Peut-on, pour autant, considérer la deuxième moitié des années 1990 comme une époque de progrès social au Royaume-Uni ? Hélas, non. Pour s’en convaincre, on sélectionnera une autre variable, à savoir le coefficient de Gini. Ce dernier caractérise le niveau d’inégalités de revenus au sein d’une société. Il est toujours compris entre 0 et 1. Un coefficient de Gini égal à zéro désigne une situation d’égalité parfaite. S’il équivaut à 1, il renvoie à une répartition absolument inégalitaire des richesses où une seule personne s’accapare l’entièreté du revenu[25].

 

Dans le cas britannique l’évolution du coefficient de Gini, durant ces années, démontre une progression des inégalités. De 1995 à 2001, l’indice de Gini passe de 0,363 à 0,384. Par la suite, entre 2001 à 2013, alors que la part des salaires dans l’économie britannique est globalement stable (passage de 60,1% à 59,5% du PIB sur la période, soit une légère baisse de 0,6 points de pourcentage), le coefficient de Gini baisse et passe de 0,384 à 0,357, ce qui traduit une réduction des inégalités. La part des salaires britanniques connaît, par la suite, une baisse entre 2013 et 2015 en passant de 59,5% à 58,5% alors que le coefficient de Gini reste absolument stable au cours de la même période (0,332). De 2015 à 2019, la part des salaires en Grande-Bretagne est légèrement remontée en passant de 58,5 à 58,9% du PIB alors que les inégalités se sont remises à croître avec un indice de Gini évoluant à la hausse de 0,332 en 2015 à 0,351 en 2017[26]. Au total, on constate un troublant découplage entre les évolutions, pour le coup, contrastées, du coefficient de Gini et de la part des salaires depuis une vingtaine d’années au Royaume-Uni.

 

Si l’on effectue le même exercice de comparaison pour la Belgique, on repère le même paradoxe. D’après la base de données Ameco, la part des salaires a baissé en passant de 63,2% du PIB en 1993 à 59,0% en 2018. Le mouvement de baisse est permanent et porte sur 4,2% points de pourcentage en une génération. Les données « Banque mondiale » dont nous disposons pour la Belgique au sujet de l’évolution du coefficient de Gini ne permettent pas de remonter aussi loin de manière continue. On observe cependant que le coefficient de Gini du plat pays est passé graduellement et de manière constante de 0,305 en 2004 à 0,272 en 2018. Il ya trois ans, la Belgique faisait partie (et fait très certainement encore partie aujourd’hui) des sociétés les plus égalitaires de la planète. Là encore, un mouvement de découplage entre les tendances relatives au coefficient de Gini et l’évolution de la part des salaires doit être mis en évidence.

 

Alors que la part des salaires en Belgique retrouve globalement le niveau des années 1960 (et nous avons vu, à ce propos, que les comparaisons avec les années 70 relève d’une perspective quelque peu trompeuse), l’évolution à la baisse du coefficient de Gini permet de pointer le caractère redistributif de la fiscalité belge, laquelle s’avère corrélée à d’importantes recettes fiscales. En l’occurrence, les revenus de la fiscalité en Belgique équivalaient à 42,92% du PIB en 2019 alors que la moyenne des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) était de 33,84%. Seules la France et le Danemark dépassaient la Belgique cette année-là avec des recettes fiscales s’élevant respectivement à 45,40 et 46,34% du PIB[27]. Et tant pis, au demeurant, pour les amateurs de slogans simplistes !

 

Il est, en effet, établi empiriquement, et depuis des années déjà, que « par rapport aux autres pays de l’UE-15, la Belgique présente une moindre inégalité des revenus primaires. Il existe en outre un degré de redistribution relativement élevé en Belgique, de telle sorte que les disparités de revenus après impôts, allocations sociales et cotisations sociales sont parmi les plus faibles d’Europe. Comme dans les autres pays, cette redistribution des revenus a principalement lieu par l’intermédiaire des allocations sociales. Cependant, la redistribution par le biais des impôts sur les revenus représente également une part particulièrement importante »[28].

 

La comparaison avec le Royaume-Uni nous semble particulièrement instructive dès lors que d’un point de vue technique, la part des salaires dans l’économie comme numérateur (peu importe, au demeurant, qu’au dénominateur, on place le PIB ou la valeur ajoutée) reprend tous les salaires. Le lecteur peu attentif (et nous ne le félicitions pas) haussera les épaules et se dira qu’au fond, une telle affirmation relève de la triviale évidence. Ce lecteur passera à côté d’une donnée absolument fondamentale, à savoir que par construction, la part des salaires inclut à la fois la maigre rémunération d’un travailleur percevant le salaire minimum et celle de Peter Adams, le PDG d’ING qui appartient lui-aussi du point de vue de la comptabilité nationale au collectif des salariés. De ce point de vue, on constate d’ailleurs, en s’éloignant d’une vision par trop fusionnelle du salariat, que la baisse de la part des salaires a nettement moins affecté les rémunérations importantes. La chose a même été chiffrée et les résultats sont pour le moins interpellants. Si l’on omet d’inclure dans la part des salaires le pourcent des salariés les mieux payés, la baisse de la part des salaires est plus importante, spécialement dans les pays anglo-saxons. C’est la conclusion à laquelle nous conduit le graphique qui va suivre.

 

On voit assez nettement que la baisse de la part des salaires est très supérieure en points de pourcentages si l’on exclut les travailleurs les mieux rémunérés. Ce mouvement est le plus poussé dans les pays anglo-saxons où l’inclusion du centile le mieux rémunéré de la main d’œuvre employée diminue par deux la baisse de la part des salaires.

 

Au Canada, l’omission du pourcent du collectif des travailleurs le mieux rémunéré fait chuter la part des salaires de 6 points de pourcentage entre 1990 et 2010 alors que durant cette même période, la baisse de la part totale du travail a été de 3 points de pourcentage. Il en va de même aux Etats-Unis pour lesquels il est possible de repérer une baisse de 2,25 points de la part totale du travail. Si l’on concentre les calculs sur la part des 99% les moins bien lotis, la variation de la part du travail est de -4,5 points de pourcentage.

 

Contrairement à une thèse aujourd’hui en vogue, il ne convient donc pas d’opposer de manière manichéenne les politiques décrites comme « sociolibérales », dont le mode d’intervention dans la vie sociale consisterait en l’octroi d’allocations sociales via des outils de redistribution, à l’objectif d’augmentation de la part des salaires[29]. C’est ce dont témoigne l’évolution de la part salariale en France. Cette dernière, d’après l’OCDE (pas spécialement, on en conviendra, un haut lieu de la pensée hétérodoxe) a baissé entre 1990 et le milieu des années 2000. Cette baisse est de l’ordre de 2,2 points de pourcentage si l’on inclut le centile des travailleurs les mieux rémunérés et, en cas d’exclusion de ces derniers, de 2,5 points de pourcentage. Il s’agit là d’une différence somme toute assez faible.

 

On n’omettra cependant pas de signaler le cas de l’Australie pour lequel l’exclusion du pourcentage le mieux rémunéré des travailleurs ne modifie en rien la variation de la part du travail (-3,8 points de pourcentage). Il s’agit là d’une exception notable au sein des nations anglo-saxonnes clairement plus inégalitaires que les pays d’Europe continentale tels que la France ou la Belgique. Le cas de l’Espagne s’avère, pour sa part, franchement énigmatique puisque la variation de la part totale des salaires (-4,2 points de pourcentage) est supérieure à l’évolution résultant de l’exclusion du centile le mieux rémunéré des travailleurs (baisse de 3,8 points de pourcentage). Ces zones d’ombre, d’un point de vue explicatif, doivent inévitablement conduire à la prudence dans l’établissement de conclusions qui seraient, pour l’heure, imprudentes.

 

En outre, l’exercice de comparaisons internationales est, à partir de cette source, singulièrement délicat. En effet, si la période décrite par la source précitée commence en 1990 pour tous les pays (à l’exception du Japon pour lequel le point de départ de l’évolution sélectionnée se situe en 1991), elle se termine, en réalité, à 2007 dans le cas de l’Australie, à 2000 pour le Canada, à 2005 en ce qui concerne la France et le Japon, à 2004 pour l’Italie, à 1999 pour les Pays-Bas et, pour terminer, à 2008 pour l’Espagne et les États-Unis. Cela dit, même en posant clairement ces limites, il n’en reste pas moins que les évolutions de la part des salaires intégrant le centile le mieux rétribué du monde du travail ne renseigne que très imparfaitement sur la manière dont les groupes sociaux différent du point de vue de la captation de la valeur ajoutée au sein de nos sociétés.

 

Le constat de fortes inégalités « intrasalariales » a déjà fait l’objet d’analyses au Royaume-Uni. Pour y remédier, les experts consultés par le Trade Union Congress (TUC), c’est-à-dire la coupole fédératrice des différents syndicats britanniques, n’hésitaient pas à recommander un plafonnement et une surtaxation des rémunérations bénéficiant aux strates supérieures de la hiérarchie des salaires en Grande-Bretagne[30]. Cette opération de très nécessaire rééquilibrage n’est, d’ailleurs, qu’en partie fiscale puisque les mêmes auteurs recommandent également d’étendre le pouvoir et la portée de la négociation collective qui a été fortement mise sur la touche outre-Manche après l’arrivée de Margaret Thatcher au 10 Dowing Street en 1979. Il va, à ce propos, de soi que plus la formation des salaires est enracinée dans la négociation collective, plus une limitation des inégalités « intrasalariales » est envisageable.

 

A contrario, dans un pays comme le Royaume-Uni où « seulement 18% des salariés du secteur privé sont couverts par une convention collective (contre 23% en 1996) »[31], une remontée de la part des salaires, comme celle signalée précédemment entre 1996 et 2001, pourrait fort bien occulter un mouvement de concentration des augmentations de rémunération en faveur de la minorité la plus favorisée des salariés tandis que pour une part importante de ces derniers, le mouvement de rétrécissement de la part des salaires se serait, a contrario, amplifié.

 

  1. spécificité belge ?

 

Or, la négociation collective dans notre pays est beaucoup plus structurée et centralisée qu’au Royaume-Uni. La concertation sociale « à la belge » s’articule autour d’un niveau central posé au sommet d’une pyramide couvrant la totalité du secteur privé. Un étage inférieur et davantage sectoriel de la négociation collective correspond ensuite aux différentes branches. Enfin, un troisième niveau de concertation correspond au troisième et dernier échelon des entreprises. Chaque niveau subordonné de la concertation dispose du droit de conclure des conventions qui lui seront propres mais cette autonomie est limitée dans la mesure où les accords conclus à un étage supérieur s’imposent toujours aux échelons inférieurs. De ce fait, la négociation collective jouit chez nous d’une couverture étendue au sein du secteur privé. Il va de soi que dans le cas de la Belgique, un système de concertation sociale à ce point développé fonctionne comme un puissant antidote à une explosion des inégalités telle qu’elle s’est produite au Royaume-Uni.

 

On peut donc légitimement corréler l’évolution des inégalités en Belgique, nettement moins défavorable que dans d’autres pays, à des facteurs de nature institutionnelle concernant le marché du travail. Parmi ceux-ci, on prendra soin de mettre en évidence le processus fortement centralisé de négociation des salaires couplé à « un taux de syndicalisation particulièrement élevé en comparaison internationale et sur toute l’échelle salariale »[32]. Cette citation extraite d’une étude de Christian Valenduc s’avère, à y regarder de plus près, particulièrement éclairante quant aux débats aujourd’hui en cours sur les causes de la diminution de la part des salaires. En effet, les travaux qui, dans le champ de l’analyse socioéconomique, se sont penchés sur les causes susceptibles d’expliquer le déclin de la part des salaires se sont principalement centrés sur des facteurs globaux dont on tentera de mesurer la portée au plus juste. C’est ainsi que la globalisation de l’offre de travail a été, à maintes reprises et à fort juste titre, soulignée. Il est vrai que le processus d’internationalisation des échanges, qui s’est imposé à l’économie mondiale à partir des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, a vu la masse d’offre de travail disponible augmenter sans qu’en parallèle, une offre quantitativement comparable de capital se soit déployée dans le même temps. On situera dans la même veine les travaux pointant l’influence des délocalisations sur l’évolution de la part des salaires en Amérique du nord et en Europe occidentale[33].

 

D’autres analyses assignent au ratio capital/travail un rôle fondamental en ce qui concerne l’évolution de la part des salaires. Ce registre explicatif part du constat que le progrès technique a été favorable à l’augmentation de l’emploi dans les années 1960 et 1970 (le jargon des économistes qualifie ce mouvement de « labour-augmenting ») jusqu’au moment du choc pétrolier. A partir de cette époque, le progrès technique s’est, au contraire, traduit par une plus forte intensité en capital des procès de production décrits comme capital-augmenting. Cette mutation trouve son origine dans une tendance marquée à l’inertie de la part des salaires. Avec l’augmentation de l’intensivité en capital, les critères d’employabilité se seraient durcis avec à la clé une concentration des fruits de la croissance dans la partie supérieure de la hiérarchie des qualifications. Cette transformation est intrinsèquement défavorable aux travailleurs moins qualifiés et au contraire, bénéfique pour les strates supérieures de l’échelle des rémunérations. Les postes de travail des premiers sont éliminés suite à la substitution du capital au travail précédemment décrite tandis que les seconds travaillent à mettre en œuvre et encadrer les procès[34]. Ce modèle analytique permet de rendre au moins en partie compte de la manière dont la part des salaires a augmenté dans certains pays sans qu’on puisse constater dans le même temps un recul des inégalités.

 

Cette attention soutenue portée aux mutations des procès de production constitue le cœur de l’analyse de la Commission européenne depuis 2007 dès lors qu’il est question de tenter d’expliquer la part déclinante des salaires. On relèvera, au passage, la parfaite cohérence de ce corps d’hypothèses avec les orientations de la Commission européenne qui, depuis le Conseil Européen de Barcelone en 2002, visent à lutter contre le chômage de masse par la promotion des qualifications et la formation tout au long de la vie. On notera que le Fonds monétaire international (FMI) minimise également, pour sa part, l’impact de la mondialisation sur les salaires en préférant centrer le propos sur l’impact des mutations technologiques en cours[35].

 

Des voix critiques se sont fait entendre pour exprimer des objections au sujet du schéma explicatif développé depuis une quinzaine d’années par la Commission européenne et le FMI. C’est ainsi que le professeur Engelbert Stockhammer, du département d’Etudes Internationales et Européennes du King's College de Londres, a mis en évidence le rôle important de la globalisation financière dans la déformation du partage de la valeur ajoutée constatable depuis quelques années déjà. L’intérêt des travaux de Stockhammer réside dans la robustesse du travail économétrique réalisé. A partir d’une rigoureuse étude empirique, Stockhammer a établi que le niveau de financiarisation des économies contemporaines, cette dernière se manifestant par un grand degré d’ouverture du compte de capital ainsi que des dispositions réglementaires allant dans le sens d’une libéralisation des marchés financiers, exerce une influence déterminante sur le partage de la valeur ajoutée.

 

A travers la libéralisation des mouvements de capitaux, se joue la possibilité d’opposer certains fournisseurs à d’autres selon une logique de moins-disant social susceptible d’améliorer les retours sur investissement. A l’aune du capital financier, les activités humaines sont perçues comme autant d’actifs qui font l’objet de décisions d’investissement en fonction de leur capacité à assurer la profitabilité le plus élevée possible. Cet élargissement des opportunités d’extraction de plus-value dans le chef du capital financier entraîne ispo facto l’institutionnalisation d’un partage de la valeur ajoutée systématiquement défavorable au travail. De plus, le développement des activités financières rend possible la pérennisation d’un rapport de forces davantage favorable aux actionnaires et permet à ces derniers de disposer d’une marge de pression structurelle leur garantissant une rémunération plus importante. Cette influence surdéterminante des marchés financiers doit d’autant plus être pointée comme facteur fondamental de la grande redistribution des revenus en faveur du capital que ses effets se sont exercés in fine à l’échelle mondiale.

 

Ce fait doit être souligné puisque l’on signale une même tendance à la baisse de la part des salaires au sein des pays émergents alors même la diffusion du progrès technique s’y est traduite par une amélioration de la productivité. Au Sud de la planète, la financiarisation efface donc, à elle seule, les bienfaits attendus des politiques de rattrapage technologique[36]. Sans qu’elles nient radicalement la pertinence, dans certains cas, des variables explicatives proposées par le FMI et les tenants de l’offre de travail excédentaire, les analyses quantitatives de Stockhammer permettent d’isoler, dans la nuance, du côté de la financiarisation de l’économie une force de détermination de la baisse de la part des salaires.

 

A titre d’alternative à cette évolution, un contre-modèle a été proposé par Stockhammer et Marc Lavoie[37], professeur émérite de l’Université d’Ottawa. Il vise à promouvoir un modèle de croissance tiré par les salaires. Très succinctement, cette stratégie requiert un renforcement conséquent du pouvoir de négociation des syndicats, une diminution sensible des bonus accordés aux équipes managériales ainsi qu’une réduction des espérances de gain dans le chef des détenteurs d’actifs financiers. Dans le même ordre d’idées, les segments du secteur financier à haute intensité de profit devraient réduire fortement la voilure. Ce plan de relance, tel qu’esquissé par les auteurs précités, correspond dans ses grandes lignes à un New Deal planétaire d’inspiration fortement keynésienne. A ce titre, il inclut une dimension mésoéconomique allant dans le sens d’une réglementation étatique forte des grands acteurs financiers permettant d’éviter, à l’avenir, les excès spéculatifs et les crises financières telles que nous en avons connues dans un passé récent. A ce sujet, l’état actuel des réglementations financières ne permet en rien d’écarter d’un revers de la main la réédition de crises financières systémiques à l’instar de ce qui s’est produit lors de la grande crise financière de 2007-2008.

 

D’un point de vue davantage macroéconomique, les auteurs plaident pour une réorientation radicale allant dans le sens d’une stabilisation voire d’une stimulation de la demande, spécialement au sein des pays présentant un excédent structurel de leurs balances courantes. La redéfinition du cadre macroéconomique envisagé par Stockhammer et Lavoie correspond à une ambitieuse réhabilitation des fonctions de coordination internationale des politiques macroéconomiques rendant possible la mise sur pied d’un nouvel ordre international financier basé sur une unité de compensation dans les échanges de compensation.

 

On retrouve là les intuitions de John Maynard Keynes concernant le bancor développées à l’occasion du sommet de Bretton Woods de juillet 1944 qui a présidé à la création du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Le plan de Keynes était le suivant. Le bancor était conçu comme une unité de compte des échanges internationaux. Il ne s’agissait donc pas d’une monnaie que les particuliers pouvaient acquérir. Dans la conception keynésienne des échanges internationaux, le bancor remplit une fonction d’étalon de compensation utilisé par les banques centrales pour régler la position débitrice (ou, au contraire, créditrice) de leurs échanges avec le reste du monde. En cas de position débitrice, c’est-à-dire quand un pays présente un déficit de sa balance courante, sa banque centrale achète des devises auprès de la chambre de compensation du « système bancor ». En cas de position créditrice, quand un pays connaît un excédent de sa balance courante du fait, pour le dire simplement, qu’il exporte plus qu’il n’importe, la banque centrale vend ses devises excédentaires auprès de la chambre de compensation. Dans cette optique, un excédent commercial est considéré comme une anomalie comptable au même titre qu’un déficit.

 

Cet état de choses implique que la parité des différentes devises nationales membres du système est susceptible d’être révisée en cas de déficit ou d’excédent dépassant un certain seuil. Il va de soi que l’adoption d’une réforme financière internationale s’inspirant fidèlement des perspectives keynésiennes, puisqu’elle réduit l’attrait pour l’accumulation d’excédents, permet d’éviter le développement de politiques mercantilistes, lesquelles se traduisent inévitablement par des mouvements de stagnation voire de baisse des salaires à des fins de promotion de la compétitivité des producteurs nationaux. On remarquera, au passage, que la question de la conflictualité sociale est, sinon accessoire, du moins secondaire dans cette modélisation cohérente visant à faire redécoller la part des salaires.

 

L’éventuel bien-fondé théorique d’un tel agenda (dont la discussion, quant au fond, excède les limites du propos de ce texte) ne peut cependant tenir lieu de feuille de route politique, spécialement pour un pays comme la Belgique dont l’influence sur la scène internationale est proportionnelle à sa taille. Cependant, force est de constater qu’en dépit de ses capacités d’action très limitées à l’échelle mondiale, la Belgique a pu maintenir un projet de société globalement égalitaire. Ce dernier s’inscrit dans le périmètre du capitalisme européen continental qui intègre des pays comme la Suisse, les Pays-Bas, l’Irlande, la Belgique, la Norvège, l’Allemagne, la France ainsi que l’Autriche. Il se caractérise par un haut degré de protection de l’emploi (plus important, par exemple, que dans les pays sociaux-démocrates tels que le Danemark, la Finlande ou la Suède) et un fort degré de protection sociale, moindre cependant que dans les pays nordiques. En outre, le financement des entreprises s’y opère davantage par l’intermédiaire des banques que par les marchés financiers.

 

Cette typologie, établie depuis les travaux de Bruno Amable[38] au début des années 2000, a quelque peu vieilli, spécialement depuis la Grande Récession. Par exemple, Bruno Amable distinguait une variété de capitalisme spécifique aux pays méditerranéens (Grèce, Italie, Portugal, Espagne). Ce dernier se caractérisait fondamentalement par un niveau de protection sociale plus faible que dans les pays de capitalisme continental mais, en revanche, par une importante protection de l’emploi. Ce constat, valide il y quinze ans, est-il toujours autant d’actualité de nos jours ? Dans la foulée des cures d’austérité qui ont suivi l’éclatement de la crise financière dans la zone euro, l’Espagne a, par exemple, connu une profonde réforme de son marché du travail allant dans le sens d’une promotion certaine de la flexibilité externe. Cette dernière, en tant que variable des politiques d’emploi, équivaut au fait de faciliter les variations des effectifs des entreprises en fonction des besoins de ces dernières. La flexibilité externe implique un recours aux contrats de travail précaires (par exemple, l’intérim ou les contrats à durée déterminée) ainsi qu’une facilitation des licenciements.

 

C’est ainsi, dès lors, que « dans la crise, les ajustements de l’emploi à la récession se sont faits grâce à une flexibilité externe profitant de la segmentation structurelle du marché du travail espagnol où la part des emplois temporaires est très supérieure à celle des autres pays européens : 33 % des salariés sur la période 1995-2008 contre environ 13 % pour l’Union européenne à 15 (UE 15). Cette préférence pour la flexibilité externe a pourtant été la cible des réformes menées [en Espagne] depuis la fin des années 1990, sans succès évident jusqu’à maintenant »[39].

 

A rebours des tentatives de limitation de la précarité au travail des années 1990, la flexibilisation du marché du travail constitue, au contraire, un des traits saillants des réformes élaborées en Espagne en 2010. Par exemple, l’assouplissement de la procédure de licenciement individuel qui a ramené « la période de préavis de 30 à 15 jours. Le non-respect de la procédure de licenciement n’emportera pas la nullité de la décision, et donc la réintégration du salarié, mais uniquement une indemnisation pour licenciement injustifié »[40].

 

Les orientations flexibilisantes de 2010 ont été approfondies par le gouvernement de Mariano Rajoy en 2012. Avant les réformes du travail adoptées à partir de 2010, l'Espagne se caractérisait, en Europe, par la législation la plus stricte en ce qui concerne la protection de l'emploi permanent. Depuis, la donne a profondément changé et le résultat est plutôt impressionnant. L’OCDE a mis au point un indice de flexibilisation du marché du travail à des fins de comparaisons internationales en 2014. Cet indice permettait de mesurer les « progrès » de la flexibilité externe parmi ses membres entre 2018 et 2013. La moyenne de l’OCDE correspondait à une progression de la flexibilité de l’ordre de 3,4%. La législation espagnole du travail se caractérisait, pour sa part, par une augmentation à la même époque de la flexibilité de 14,1%[41]. Cette évolution traduit une rupture évidente avec l’un des traits saillants de la variante méditerranéenne du capitaltisme. La pression vers davantage de flexibilité externe résultant des différentes réformes du code du travail en Espagne consiste nettement en un alignement sur une des dimensions du modèle libéral de marché anglo-saxon (Australie, Canada, Royaume-Uni, États-Unis) au sein desquels le travail comme facteur de production est davantage considéré comme une marchandise.

 

On formulera un constat similaire pour ce qui est de l’Allemagne au sujet des réformes Hartz, du nom du ministre du Travail au sein du gouvernement allemand du temps du chancelier Gerhard Schröder, qui ont commencé en 2003 et se sont terminées en 2005. Ces réformes se sont caractérisées par une flexibilisation du marché du travail comparable à ce qui existe depuis longtemps dans la logique du capitalisme néolibéral anglo-saxon. Peter Hartz a, en effet, facilité la possibilité pour les entreprises allemandes de licencier tout en diminuant l’indemnisation du chômage. Ces réformes ont été à ce point fondamentales qu’elles ont été qualifiées par d’éminents spécialistes du droit social allemand d’avènement d’une autre République[42]. Ni plus, ni moins.

 

La montée en puissance des référentiels anglo-saxons doit également être signalée dans d’autres domaines que la mobilisation des ressources humaines. En effet, la propriété du capital se caractérise, depuis quelques décennies déjà, par une dilution qui permet aux fonds d’investissement d’exercer une pression certaine sur les sociétés dans le but de leur inculquer le bien-fondé de la maximisation du retour pour l’actionnaire (traduction par l’auteur de shareholder value), c’est-à-dire la priorité accordée en tant que critère central de gestion à la maximisation du profit et à la répartition la plus importante possible de ce dernier au profit des actionnaires[43]. Des outils évaluatifs assurent, par ailleurs, la transmission à l’intérieur des entreprises de ces impératifs de gestion au point que certains auteurs évoquent un processus de « financiarisation interne [qui] se définit par la mise en place au sein des entreprises des moyens nécessaires à l’application de ce principe de la valeur actionnariale (traduction par l’auteur de value based management). Ces moyens concernent aussi bien la stratégie (réduction des coûts et recentrage sur les cœurs de compétence) que la gestion (adoption de nouvelles normes comptables, de nouveaux modes de rémunération pour aligner l’intérêt des managers sur celui des actionnaires), la gouvernance et les systèmes de contrôle »[44].

 

De surcroît, la diffusion de la valeur actionnariale en tant que pierre angulaire des critères de gestion s’est accompagnée, dans plusieurs pays d’Europe continentale, d’une mutation du système bancaire qui a agi comme un aiguillon en vue de la financiarisation des firmes non financières. De ce point de vue, « la mutation des banques allemandes (…) a été la plus spectaculaire »[45]. Là encore, on s’aperçoit que la typologie proposée par Bruno Amable nécessite quelques réaménagements d’ordre historique. En deux décennies, bien des choses ont changé en ce qui concerne les rapports de forces entre les différentes sous-familles de capitalisme.

 

La prééminence du capitalisme anglo-saxon n’équivaut pour autant pas à une réédition de la thèse de la fin de l’histoire. Un seul modèle ne domine pas de manière uniforme la planète mais il se trouve que davantage de sociétés sont aujourd’hui influencées par le capitalisme anglo-saxon. Pour le dire familièrement, le modèle social-démocrate en Suède a été progressivement remis en question au fil du temps. Bien sûr, la Suède, ce n’est pas les États-Unis. Mais force est de constater que depuis une vingtaine d’années, c’est la Suède qui se met à ressembler chaque année un peu plus aux États-Unis, et non l’inverse.

 

La société belge n’a évidemment pas échappé à ces pressions. Nonobstant, force est de constater que jusqu’à présent, le pays a pu échapper à la grande vague inégalitaire qui a submergé d’autres Etats représentatifs du capitalisme européen continental. Pour s’en convaincre, on scrutera de près l’évolution du coefficient de Gini en Allemagne qui est passé de 0,288 en 2000 à 0,319 en 2016[46]. Depuis 2010, on ne note aucun mouvement de réduction des inégalités en Allemagne. Au contraire, la progression de ces dernières est constante. On constate, par ailleurs, que la part des salaires outre-Rhin est quelque peu remontée entre 2007 (54,2% du PIB) et 2019 (58,9% du PIB)[47].

 

Cette tendance n’a pas touché la Belgique. Nous avons identifié le rôle important des syndicats et de la concertation sociale dans la vie socioéconomique du pays. Cette particularité belge réussit vaille que vaille à se maintenir alors que le capitalisme continental tend à incorporer des traits de plus en plus massifs de la variante anglo-saxonne. Cette persistance dans le temps, en raison de son caractère atypique, correspond à la mise en œuvre d’un espace d’autonomie politique à l’intérieur du cadre de la mondialisation de l’économie. Les auteurs anglo-saxons qui se sont les premiers intéressés à ce type de marges de manœuvre ont produit le concept de policy space. Ce dernier correspond à la capacité d'un gouvernement « d'identifier et de poursuivre la combinaison la plus appropriée de politiques économiques et sociales dans le but de parvenir à un développement équitable et durable qui convient le mieux à son contexte national particulier »[48]. On peut, à ce stade du débat, émettre l’hypothèse que l’Etat social soutenu par d’importantes recettes fiscales comparativement au PIB constitue, dans le cas de la Belgique, la manifestation d’un aménagement de policy space à l’intérieur du cadre de la mondialisation.

 

Pour vérifier dans quelle mesure cette importance de la concertation sociale en Belgique correspond bien, en définitive, à une manifestation de créativité institutionnelle en vue de se ménager un espace d’autonomie, il nous reste à établir d’une part, que la mondialisation a partie liée avec la progression des inégalités et d’autre part, que la Belgique n’a pas échappé à la financiarisation de l’économie constatée partout ailleurs dans le monde.

 

La question de la montée des inégalités en régime de libéralisation des flux financiers s’avère patente. Il existe de manière générale « un lien entre expansion excessive du secteur financier et inégalités (…). Par surcroît, le rôle substantiel des surprimes de salaire dans cet effet inégalitaire d’une financiarisation excessive souligne l’importance des efforts pour réduire les subventions implicites dont bénéficient les institutions d’importance systémique. En effet, la garantie de fait dont les institutions systémiques jouissent réduit considérablement leurs coûts de financement. Cette réduction artificielle des coûts résultant de l’appui de facto des pouvoirs publics crée une rente économique que peuvent se partager les clients et les actionnaires des banques systémiques ainsi que leurs employés, sous la forme de surrémunération, contribuant par là aux inégalités »[49]. La Belgique, dont le coefficient de Gini n’a cessé de se réduire de 2004 (à l’exception d’une légère remontée entre 2012 et 2014) à 2018 fait clairement exception à cette règle.

 

Pour que l’on puisse assimiler cet état de choses, que l’on pourrait éventuellement trouver plutôt positif à gauche, à un choix de politique générale correspondant à une manifestation d’autonomie à l’intérieur du régime de la financiarisation des économies à l’échelle mondiale, il convient de s’assurer que la Belgique a bel et bien été concernée par cette vague. La financiarisation peut s’appréhender comme suit. Il s’agit d’un mouvement de libéralisation de la circulation des capitaux qui permet de mettre en concurrence les zones de production. Il en résulte un mouvement de pression sur les salaires afin de garantir la rémunération actionnariale la plus élevée possible. La financiarisation désigne également la domination de la sphère économique par la logique financière. « Le capital n’a plus à passer par le détour de la production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. L’investissement à court terme devient la norme et c’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif »[50]. Il en ressort un ralentissement des investissements productifs désignés en comptabilité nationale sous le vocable de « formation brute de capital fixe ». Si l’on peut repérer à la fois une progression des dividendes supérieure à celle des salaires et de l’investissement productif en Belgique, on peut à coup sûr, pointer une financiarisation de l’économie belge.

 

Pour ce faire, il est utile de consulter les séries statistiques de la Banque nationale de Belgique. En 2000, la formation brute de capital fixe en Belgique s’élevait à 57,702 milliards d’euros contre
115, 072 milliards en 2019. La rémunération du capital, dans les comptes nationaux, est renseignée au poste D.421 (Dividendes). Les dividendes dans l’économie belge étaient de 28,7 milliards d’euros contre 84,75 milliards en 2019. En une petite génération, de 2000 à 2019, la rémunération des salariés (cotisations patronales comprises) est, quant à elle, passée de 131,563 à 241,918 milliards d’euros. On note une progression fulgurante des dividendes qui ont presque triplé (multiplication par 2,953). La dynamique des salaires a été nettement moins flamboyante. Les salaires, en Belgique, ont été multipliés par 1,84. Pour ce qui est de la formation brute de capital fixe, elle a presque doublé (multiplication par 1,994) et a progressé à un rythme plus soutenu que les salaires mais plus faible que les dividendes[51]. Ces derniers sont les grands vainqueurs de cette évolution.

 

La Belgique a donc bel et bien été affectée par le triptyque « financiarisation-marchandisation-globalisation » qui a caractérisé le redéploiement des économies occidentales depuis le début des années 1980. Cette réorientation ne s’est, pour autant, pas traduite par un accroissement des inégalités aussi violent qu’ailleurs en Europe occidentale (par exemple, l’Allemagne). Cet état de choses tient indubitablement au niveau de recettes fiscales du pays (42,92% du PIB)[52]. Il s’agit là d’un différentiel de près de 5 points de pourcentage avec l’Allemagne. Attention toutefois, et c’est ici que l’élément de « policy space » joue, en plus de ces données macroéconomiques, il faut encore que l’on dénote une nette volonté politique de redistribution dans le chef des pouvoirs publics belges. Or, c’est effectivement le cas. Ce constat s’impose à la faveur des comparaisons avec la France où le niveau des recettes en proportion du PIB est supérieur à la Belgique tout comme le coefficient de Gini.

 

Il reste à vérifier si cette solidarité fiscale ne devrait pas être davantage le fait « des épaules les plus larges » (air connu) alors que les catégories moyennes de revenus représentent 65% des contribuables et 76% des recettes fiscales du pays[53]. L’impressionnante augmentation des dividendes depuis vingt ans permet, en tout cas, de le penser. Il en va de même en ce qui concerne l’accumulation de patrimoines privés rendue possible notamment par l’accaparement des fruits de la croissance au bénéfice du décile supérieur des salariés.

 

Le « policy space » à la belge est là et bien là mais n’est pas à prendre ou à laisser d’une seule pièce. Il peut encore être amendé dans un sens progressiste à la faveur de la réhabilitation d’une fiscalité redistributive mettant davantage à contribution les revenus du capital. Vaste chantier, s’il en est…

 

 

 

Annexe méthodologique n°1

 

Calcul de la part des salaires corrigée à partir d’une meilleure estimation de la valeur du travail des indépendants

 

 

La formule de la moyenne pondérée des salaires peut être formalisée comme suit :

 

Part des salaires totale

 

=

 

(Part des salaires pour la population salariée (en %) x Proportion de salariés dans la population de référence (en %))

 

+

 

(Part des salaires pour les indépendants (en %) x Proportion des indépendants dans la population de référence (en %))

 

 

Il y avait, en 2017, 3.077.000 salariés et 828.590 indépendants. La population totale est donc de 3.905.590 unités. Les salariés en représentent 78,78% et les indépendants 21,22%. Ameco nous signale que la part des salaires en Belgique était, cette même année, de 58,1%.

 

Au total, on obtient :

 

 

(0,7878*0,581) + (0,2122*0,581)

 

Mais nous avons vu que le revenu professionnel net moyen des indépendants s’élevait, à l’époque, à 22.415,99 euros. Soit 1867,99 euros par mois. Or, le salaire mensuel brut moyen d'un travailleur occupé à temps plein en Belgique était de 3.627 euros. Nous pouvons donc sur la base de cet exercice de comparaison définir un ratio de correction du revenu des indépendants qui est égal 1867,99/3627.

 

Au total, la correction impliquant une meilleure prise en compte du revenu des indépendants équivaut au calcul suivant :

 

 

(0,7878*0,581) + (0,2122*(0,581*(1867,99/3627)))

 

=(0,4577) + (0,0635)

 

=0,5212

 

= 52,12%.

 

Différence avec données Ameco : 6 points de pourcentage (p.p)

 

Annexe méthodologique n°2

 

 

Soit une fraction dans laquelle X = S (part des salaires)/PIB

 

Si VA est égale à 90% (0,9) du PIB, remplacer PIB par VA au dénominateur de la fraction donne un quotient plus élevé puisque 1/0,9 = 1.11111111111…..

 

 

 

[1] Jacquemain, Marc, « APPREHENDER LA REALITE SOCIALE », Syllabus de question approfondie de méthodologie, MASTER EN INGENIERIE ET ACTION SOCIALE, 2014, p.18.

[2] Bauraind, Bruno, « Septante ans de distribution conflictuelle des richesses en Belgique » in Le salaire en Belgique Un conflit permanent, Gresea Echos n°97, p.2 (note de bas de page n°1)

[3] SPF Economie, Tableau de bord des PME et des entrepreneurs indépendants (2018), p.21.

[4] Husson, Michel, « La part salariale n'a jamais été aussi basse ! » in L'Économie politique, vol. 42, n°2, 2009, p. 97.

[5] Valenduc, Christian, « La vague inégalitaire a-t-elle submergé la Belgique ? » in revue Démocratie, Juin 2018 I,
n° 6, p.9 (note de bas de page n°5).

[6] Inasti, Rapport annuel, 2019.

[7] Iweps, Indicateurs statistiques, SALAIRES MENSUELS BRUTS DES SALARIÉS OCCUPÉS À TEMPS PLEIN, http://www.iweps.be. Fiche L030-SALAIRE - dernières données régionales disponibles au 01/03/2021.

[8] Defeyt, Philippe, « Les salaires en Belgique : quelques données », Institut pour un Développement Durable (IDD), janvier 2013. On fera, de surcroît, observer que la moyenne en tant qu’indicateur ne renseigne aucunement sur l'éventail réel des salaires. Pour appréhender ce dernier, on aura recours au salaire médian, soit le salaire tel que la moitié des salariés de la population considérée gagne moins et l'autre plus. En quoi le salaire médian se distingue-t-il du salaire moyen ? En statistique, la médiane d’un ensemble de valeurs est toujours inférieure à la moyenne. Dans les développements qui suivront, le salaire moyen est, en dépit de ses imperfections, amplement suffisant pour effectuer nos calculs correctifs destinés à mieux rendre compte du revenu réel des indépendants. Dans l’établissement de la part salariale, les salaires sont, en effet, comptabilisés dans leur totalité. Il n’est, dès lors, pas nécessaire d’avoir recours à une mesure de décomposition comme la médiane.

[9] Article de Husson, Michel, "Valeur ajoutée" in Postel, Nicolas et Sobel, Richard (dir.), Dictionnaire critique de la RSE, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d'Ascq, 2013, pp.478-484.

[10] Smart, Routes to Employment. Les différents statuts sociaux, Juin 2016, Url : shorturl.at/fyE68. Date de consultation : 26 mai 2021.

[11] SPF Economie, Tableau de bord des PME et des entrepreneurs indépendants (2018), p.39.

[12] Bureau Fédéral du Plan, Tableau B.5. Situation sur le marché du travail, 2021. Url : shorturl.at/mos16. Date de consultation : 28 mai 2021.

[13]  Les limites de cette méthode (il n’existe, hélas que très peu de traitements statistiques qui n’en comportent) sont les suivantes. Les rémunérations des salariés n’intègrent pas, dans cet exercice de comparaison, les revenus des travailleurs à temps partiel ainsi que le salaire moyen en vigueur dans les grands secteurs pourvoyeurs de main d’œuvre.

[14] Bauraind, Bruno, op.cit.

[15] Eurostat, Url : shorturl.at/rxAZ6. Date de consultation : 29 mai 2021.

[16] Bourdieu, Pierre, « Raisons pratiques », Seuil, Paris, 1994, p 15.

[17] Dufour, Christian, "Belgique. Des conflits pour un compromis nouveau ?" in Chronique iinternationale de l’IRES, nº 36, septembre 1995, p.8.

[18] ILO, Statistics on work stoppages, Days not worked due to strikes and lockouts by economic activity | Annual, Belgium. Url : shorturl.at/iDLNS. Date de consultation : 30 mai 2021.

[19] ILO, Statistics on work stoppages, Days not worked due to strikes and lockouts by economic activity| Annual, Netherlands. Url : shorturl.at/glyB2. Date de consultation : 30 mai 2021.

[20] Ameco, Database, Adjusted Wage Share (GDP current market prices), Url : shorturl.at/nqPTX. Date de consultation : 29 mai 2021.

[21] Prigent, Céline, « La part des salaires dans la valeur ajoutée en France : une approche macroéconomique » in : Economie et statistique, n°323, 1999. pp. 73-94.

[22] La rigidité des salaires correspond, contrairement à ce que l’on pourrait « penser » dans certains cénacles gauchistes, à une position de rupture théorique à l’égard du paradigme de l’école néoclassique. Cette dernière postule, en effet, que le rééquilibrage sur un marché quelconque s’effectue grâce à la souplesse des variations des prix et des salaires. Par exemple, en cas d'excès d’offre de main-d’œuvre (ou de produits), les salaire (ou les prix) doivent nécessairement diminuer de manière à absorber l’offre excédentaire. Le premier à avoir opposé à ce postulat une hypothèse réaliste de rigidité des salaires n’est autre que Keynes lui-même. Selon ce dernier, les prix et les salaires ne fluctuent pas comme la théorie classique l'affirme. C’est ainsi que les salaires sont dits « rigides à la baisse » chez Keynes. C’est d’ailleurs précisément parce que les salaires ne baissent pas en période de récession que Keynes identifie une porte de sortie consistant en une réactivation de la production globale par le biais d’une stimulation de la demande globale.

[23] Federal Reserve of Saint Louis, Share of Labour Compensation in GDP at Current National Prices for United Kingdom, Url : shorturl.at/bgFMV. Date de consultation : 28 mai 2021.

[24] Nelson, Edward, The Great Inflation of the Seventies : What Really Happened ?, Federal Reserve Bank of St. Louis Working Paper 2004-001. janvier 2004, URL https://doi.org/10.20955/wp.2004.00. Date de consultation : 1er novembre 2021.

[25] Pour plus de précisons au sujet du coefficient de Gini, lire une production de l’auteur de ces lignes qui fut, sen son temps, appréciée par la gauche de gauche (de gauche de gauche etc…). Il s’agit de Dupret, Xavier, « Les inégalités ? Voyez Gini ! », article mis en ligne le 2 septembre 2010 sur le site du Gresea, Url : https://gresea.be/Les-inegalites-Voyez-Gini, Date de consultation : 29 mai 2021.

[26] Les données « Indices de Gini » de la Banque mondiale s’arrêtent en 2017 en ce qui concerne le Royaume-Uni.

[27] OECD Database, Tax revenue, Url : https://data.oecd.org/tax/tax-revenue.htm. Date de consultation : 1er juin 2021.

[28] Van Cauter, K, Van Meensel, L, « Le caractère redistributif des impôts et des cotisations sociales » in Revue économique, juin 2006, p.19.

[29] Alaluf, Mateo, Le socialisme malade de la social-démocratie, éd. Syllepse (Paris) et Page deux (Lausanne), 2021.

[30] Reed, Howard (LandmanEconomics) et Lansley, Stewart (Bristol University), How to Boost the Wage Share, rapport réalisé pour le Trade Union Congress (Touchstone Pamphlet # 13), 2013, pp.34-36. Url : shorturl.at/jzEZ6, 2013. Date de consultation : 6 mai 2021. On remarquera, au passage, qu’en Grande-Bretagne, des économistes académiques fort bien installés daignent collaborer avec des sans-grades du secteur privé (éventuellement non-marchand). Sans doute d’autres cuisantes défaites pour le camp des progressistes de ce pays seront nécessaires pour voir ce type d’initiatives prospérer par chez nous.

[31] Reed , Howard et Lansley, Stewart, op.cit, p.37.

[32] Valenduc, Christian, « Distribution et redistribution des revenus : évolution des inégalités en Belgique », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2017/21, n° 2346-2347, p.73.

[33] Terfous, Nadia. « Mondialisation et marché du travail dans les pays développés » in Économie & prévision, vol. no 172, no. 1, 2006, pp. 117-124.

[34] Archanskaia, E,,Meyermans, E, et Vandeplas, A, "The labour income share in the euro area," Quarterly Report on the Euro Area (QREA), Directorate General Economic and Financial Affairs (DG ECFIN), European Commission, vol. 17(4), pp. 41-57, 2019.

[35] International Monteary Fund, IMF World Economic Outlook, April 2007 (chapter 5. The Globalization of Labor), avril 2007, pp.161-192.

[36] Stockhammer, E, "Why Have Wage Shares Fallen ? A Panel Analysis of the Determinants of Functional Income Distribution", ILO, Conditions of Work and employment Series No. 35, 2012.

[37] Lavoie, Marc and Stockhammer, Engelbert (dir), Wage-led Growth : An equitable strategy for economic recovery, OIT, Genève, 2014.

[38] Amable, Bruno, Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Le Seuil, coll. « Économie humaine », Paris, 2005

[39] Vincent, Catherine, "Espagne. Dans la crise, des réformes du marché du travail radicales mais au bilan incertain" in Chronique internationale de l’IRES - n° 155 - septembre 2016, pp.44-45.

[40] Vincent, Catherine, op.cit, p.50.

[41] García Pérez, J I, Jansen, M, “Reforma laboral de 2012 : ¿Qué sabemos sobre sus efectos y qué queda por hacer ?”, Fedea Policy Papers, 2015/04, p.6.

[42] Butterwegge, Christoph, Hartz IV und die Folgen. Auf dem Weg in eine andere Republik ?, Weinheim, Beltz Juventa, Weinheim, 2015.

[43] Lazonick, William., O’Sullivan, Michael, « Maximising Shareholder Value : A New Ideology for Corporate Governance » in Economy and Society, vol. 29, n° 1, February 2000, p. 13-35.

[44] Lescure, Michel. « De la fonction financière à la direction financière » in Entreprises et histoire, vol. 95, no. 2, 2019, pp. 5-15.

[45] Lescure, Michel, op.cit.

[46] Banque mondiale, Gini Index-Germany, Url : shorturl.at/owEGX. Date de consultation : 7 juin 2021.

[47] Ameco, Adjusted Wage Share, current market prices. Url : shorturl.at/jCJY5. Date de consultation : 6 juin 2021.

[48] Rosanna Jackson, "The purpose of policy space for developing and developed countries in a changing global economic system" in Research in Globalization, (3/2021). Url : shorturl.at/ciDFY. Date de consultation : 5 juin 2021.

[49] Cournède, Boris, Denk, Oliver, « Financiarisation et creusement des inégalités » in Revue d'économie financière, 2017/4 (N° 128), p.164.

[50] Posca, Julia, QU’EST-CE QUE LA FINANCIARISATION DE L’ÉCONOMIE ?, IRIS, 2013. Url : shorturl.at/ltyBE. Date de consultation : 16 mai 2021.

[51] Banque Nationale de Belgique, Statistiques en ligne, calculs propres. Url : https://stat.nbb.be/Index.aspx. Date de consultation : 6 juin 2021.

[52] OCDE, Base de données, Recettes fiscales. Url : shorturl.at/drvEZ. Date de consultation : 4 juin 2021.

[53] L’Echo, édition du 12 avril 2019.

 


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