Désaffections et transcendances. Stiegler (II)
Exégèse critique de quelques idées exposées par Bernard Stiegler. La perspective historique, le long cours du désenchantement, la pensée politique moderne entre Athènes et Jérusalem. Suite de l’article publié le 19 mai.
Une perspective historique, ou le long cours du désenchantement depuis deux siècles. Le constat de Bernard Stiegler sur la désaffection mérite d’être replacé dans un contexte historique élargi aux deux derniers siècles, autrement dit à l’époque contemporaine dont la naissance officialisée par les historiens professionnels date de 1815. Fin de l’Empire napoléonien. Cette date signale également la rupture épistémologique accomplie, celle découverte par Foucault en étudiant les manuels de médecine. Un traité de médecine de 1830, dit-il, même s’il paraît obsolète par ses imprécisions et ses erreurs scientifiques, est intelligible pour les scientifiques contemporains, alors que ce n’est pas le cas pour un traité d’avant 1770. Notons aussi que la langue française est, elle aussi, fixée définitivement. Enfin, 1815 ou mieux encore, 1830, marque le début de la Révolution industrielle et l’avènement d’une immanentisation du religieux et du spirituel. C’est en demi-teinte avec Hegel, mais plus clair avec Auguste Comte et sa religion de l’humanité. Pour le premier, la marche de l’Esprit dans l’Histoire est un calvaire, pour le second, la société comprend des « gens d’esprit » capables de la guider vers le progrès ; c’est le cas des savants, alors qu’il reproche à Saint-Simon la part trop belle faite aux banquiers et aux artistes. Mais quelles que soient les pièces de cette architecture sociale, le but de ces deux penseurs fut d’organiser la société autour de ceux qui « agissent » pour la libérer des profiteurs et autres exploiteurs.
En lisant Stiegler, on prend le risque d’être face à une réactualisation des thèses (loin d’être stupides) de cette époque où naquit le positivisme, en même temps que les chemins de fer. Stigler en appelle à une nouvelle aristocratie capable de développer une « politique industrielle de l’esprit », ce qui a le mérite d’être clair puisqu’il s’agit de contrecarrer la misère sociale dont l’origine viendrait de ce mauvais capitalisme exploitant sans vergogne les désirs des individus en occupant leur temps de cerveau attentif. Néanmoins, si quelques principes sont communs, il est nécessaire de replacer la thèse de Stiegler dans son époque. Le saint-simonisme et le positivisme se proposaient d’organiser scientifiquement et moralement la société, afin que les forces actives et éclairées puissent rationaliser les talents productifs de l’humain. Dans les années 2000, ce programme semble achevé, la production n’a jamais été aussi efficace avec un Etat aux rouages complexes mais bien agencés (avec des défauts certes). Le danger viendrait d’une part de la concurrence extérieure, et d’autre part de la misère spirituelle du consommateur. On constate que le schéma s’est inversé. Il n’est plus question de mobiliser les intelligences productives pour créer une société industrielle, mais de défendre cette société industrielle qui, ayant trop bien réussi, se retourne contre la « bonne conduite » de l’existence humaine. En 1830, le système productif avait besoin de plans, de tuteurs, de concepteurs, de travailleurs, afin de se développer en un bel arbre productif, alors qu’en 2000, selon Siegler, il faut protéger le système de la pléthore de fruits dont un bon nombre créent une addiction, intoxiquant les individus consommateurs. Son intention est claire, revenir aux techniques des pharmaka platoniciennes, autrement dit une hygiène existentielle obtenue par l’administration de « soins grammaticaux ». L’objectif social n’étant plus de rationaliser la société en jouant sur les producteurs éclairés (saint-simonisme), mais plutôt de redonner à l’individu la clarté de la raison pour se défaire des « mauvais plis » acquis au sein du système médiatique consumériste, et de le former aux pratiques de la raison.
Stiegler n’est pas le seul à évoquer cette sorte de dépossession de soi, autrement dit ce qu’il appelle désaffection et misère symbolique, alors que le Nobel d’économie 2005, Thomas Schelling, parle d’un conflit intime pour le contrôle de soi. Les gens se comportent comme s’ils avaient deux personnalités se relayant pour tenir les rênes. On n’est pas très éloigné de la conception platonicienne, différente cependant puisqu’il n’y a qu’un seul cochet mais deux chevaux, l’un obéissant et l’autre indocile. Toujours est-il que la conduite des individus à l’âge hyperindustriel soulève des questions, fort complexes du reste puisque dans le schéma de Schelling, il n’y a pas de désaffection mais une double affectation, deux personnes semblant habiter un même corps. Et en dernier ressort, des enjeux de sociétés analysés diversement et ici en France, en Europe, à travers une grille de lecture du réel sondant la raison, l’esprit, la vertu et les conséquences d’un déficit de capacités spirituelles censé être causé par le « capitalisme ». Serait-ce là une nouvelle mesure de ce marasme européen désigné comme désenchantement, voire désespérance ?
Les trois époques du désenchantement. En premier lieu on ne confondra pas désenchantement et désespérance. En second lieu, on se préservera de trahir la figure du désenchantement de Max Weber en rappelant qu’elle vise la structuration, abandonnée progressivement, de la société par le religieux. Mais évidemment, il existe d’autres désenchantements relatifs à d’autres types de structuration du sens. En troisième lieu, une époque n’a rien d’univoque, et même si des tendances l’emportent, le schéma intellectuel est contrasté, avec les optimistes, les prophètes d’espérance, les promoteurs d’innovation.
Le jeu de fragmentation de l’histoire est toujours risqué, d’autant plus que les périodes se superposent plus qu’elles ne se succèdent. En gros, on distinguera l’âge du chemin de fer, de 1830 à 1900, puis un âge du bitume et du mécanique, de 1900 à 1970, et maintenant, l’âge numérique avec ses flux d’informations transmises par les réseaux hertziens et surtout les réseaux câblés, depuis une décennie, alors que le capitalisme en réseau a émergé dans les années 1980. Chaque époque connaît son lot de désenchantement, avec des formes spécifiques, historiquement constituées, exprimées et vécues différemment selon que l’on est un travailleur, un gouvernant, un intellectuel ou un artiste.
Un rapide coup d’œil historique permet de cerner quelques figures du « désenchantement » liées à chaque époque tout en étant contemporaines d’autres formes d’art et de pensée qu’on désignera comme progressistes, pour ne pas dire enchantées.
1830-1900, Baudelaire, Nerval, les romantiques désenchantés face à Hugo et à son optimisme historique contemplatif, face aux positivistes. Fin de siècle. Les décadentistes et les symbolistes hésitant entre ombre et lumière.
1900-1968, le début du siècle est marqué par les optimistes futuristes mais ne doit pas occulter les théoriciens du désenchantement, Max Weber, les critiques du système, Adorno notamment, les romanciers de la génération perdue, Hemingway ou Dos Passos. Les agités de la génération dada précèdent des optimistes qui, avec ou sans Dieu, projettent des jours plus radieux, Teilhard de Chardin ou Ernst Bloch.
1969-2030, histoire de commencer par deux sombres événements, Charles Manson puis le concert des Stones à Altamont, soldé par un mort. Pourtant, cette formidable parenthèse enchantée se poursuit encore quelques années avant d’accueillir, en 1976, la blank generation, enfants perdus du punk. Que dire de la situation actuelle ? Le constat de Stiegler semble en fin de compte bien ordinaire. Rien de neuf sous le soleil, pardon l’ombre de l’histoire. Seule la forme change, avec le dispositif technique. Baudelaire et Dos Passos ne connaissaient pas la télé. Le premier n’aimait pas l’éclairage au gaz, le second décrivait la déchéance spirituelle des Américains pris dans la frénésie matérialiste. J’aurais envie de dire que Stiegler peint la énième figure d’une humanité capable de s’élever vers le divin autant que chuter vers la bêtise ; une figure tracée depuis la Renaissance, par Pic de la Mirandole. Ce qui m’interroge, c’est l’usage quasi exclusif des conceptions classiques (grecques) antiques et l’oubli de l’héritage chrétien qui aurait toute sa place dans ce questionnement. Stiegler serait-il un « straussien de gauche » ?
Cette question se pose si on reconnaît la pertinence d’un vieux débat de science politique opposant Léo Strauss à Eric Voegelin sur les places respectives de la Foi et de la Raison, alors que tous les deux s’accordaient pour statuer sur le progrès moderne associant progression matérielle, intellectuelle mais aussi décadence de l’esprit. Strauss mettait en cause la synthèse entre les deux traditions européennes, répliquant à Voegelin que toute synthèse moderne ne peut se faire qu’en opérant un choix entre Athènes et Jérusalem (voir Voegelin, La nouvelle science du politique, Le Seuil). Ce choix, Stiegler l’a fait en mettant la raison au cœur de son dispositif de politique de l’esprit, et c’est à mon sens le point névralgique de cette conception. Mais je ne suis pas assez avancé pour livrer une critique percutante, devant me contenter de tracer deux perspectives. L’une est de reconnaître la place des débats de philosophie politique menés aux Etats-Unis après la Guerre de 1939. La seconde est de souligner le changement d’époque. Strauss lui-même jugeait dépassées les thèses de Cohen, en soulignant qu’il n’avait comme champ événementiel que les pogroms tsaristes et l’affaire Dreyfus, ignorant la Shoah et les crimes de la Russie soviétique. On peut en dire autant d’Arendt, de Voegelin, Strauss et Löwith qui n’ont pas connu l’Internet, le 11 Septembre, les portables et le happy slapping, la montée en puissance de la Chine et de l’Inde et tout ce qui est présagé. La grande interrogation porte sur qui a suffisamment de hauteur pour penser l’avenir en lisant les événements tout en orientant la politique. Ma démonstration reste sans doute brouillonne, mais la conclusion est claire. Stiegler est brillant. Mais pas plus que Ferry, Finkielkraut ou Baudrillard et tant d’autres, il n’a l’envergure pour renouer avec les vieux démons du prophétisme philosophique (ou de la philosophie prophétique) où se conjuguent Liberté et Vérité, seul salut pour des sociétés (des individus ?) dans la tourmente technologique.
Un dernier éclairage sur Voegelin saluant le geste d’Augustin séparant les cités de Dieu et du Temps, servant de ce fait de garde-fou contre ce qu’il désigne comme gnoses scientistes et qu’il juge responsables des perversions politiques que l’Occident a connues. Ne pourrait-on moderniser Augustin en admettant que l’avenir des sociétés repose sur une part divine dont l’homme n’a pas la maîtrise ? Y croire ou pas ? Après tout, pourquoi nous priver d’un pari pascalien dont le solde se décide dans le temps, ça ne mange pas de pain, comme on dit. Mais ça ne nous dit rien. Stiegler aurait été classé parmi les gnostiques scientistes par Voegelin, mais dans une acception post-moderne. Le scientisme spiritualiste de Stiegler ne se veut pas inaugural et historial, mais plus modestement réparateur. Une technologie réparatrice conçue avec pour ressort le surmoi transindividuant et la réactivation d’une libido surmoïsante. Une thérapie pour restaurer la bonne santé d’un capitalisme revigoré en esprit. Non, cela ne m’intéresse pas, la vraie existence est ailleurs !
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