Sarkozy, l’Etat et le droit, ordre du désir et désir d’ordre
Objet, voilà un concept intéressant ! En octobre 1982, Foucault prononçait une conférence à l’université du Vermont. La Technologie politique des individus, tel est l’intitulé de ce discours reproduit dans Dits et écrits, tome II de l’édition Quarto, page 1632. Je recommande la lecture de ce texte qui présente un éclairage sur la modernité telle qu’elle apparaît après le XVIIe siècle et qui devient un enjeu épistémologique à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la connaissance de l’homme devient un savoir autant qu’un savoir-faire. Qu’en est-il de l’homme, que doit faire l’Etat ? Ainsi sont apparues les techniques de soi et les technologies du social et du politique. La raison d’Etat devient un art d’opérer sur la société en vue de son ordre, de sa production économique, du bien-être de ses habitants. Le politicien est né ; sa tâche, s’appuyer sur des compétences et des savoirs pour conduire une politique dont le savoir n’est pas juridique, une politique qui ne s’occupe pas du droit des peuples, de l’homme, de lois divines, de lois humaines (p. 1637).
Un extrait important de ce texte écrit par Foucault : « Dans l’Etat moderne, en effet, l’intégration marginaliste des individus à l’Etat ne prend pas la forme de la communauté éthique caractéristique de la cité grecque. Dans cette nouvelle rationalité politique, elle s’acquiert à l’aide d’une technique bien particulière, celle de la police » (p. 1639) Foucault développe ensuite ce volet essentiel sur le rôle de la police, à travers trois ouvrages, le premier de Louis Turquet de Mayenne, paru en 1611 et symbole, selon Foucault, de l’opinion alors régnante, concernant la tâche d’une police veillant à la morale publique et au respect civique. Turquet emploie une expression remarquable : l’homme est le véritable objet de la police. A travers cette formule provocante, Foucault trace la voie prise par la société dont les rapports entre individus ont été changés. Fini les rapports entre sujets juridiques par ceux qui, au faîte de la société féodale, pouvaient s’en prévaloir. « Avec ce nouvel Etat de police, le gouvernement se met à s’occuper des individus, en fonction de leur statut juridique, certes, mais aussi en tant qu’hommes, être vivants qui travaillent et commercent. » Un autre ouvrage, Traité sur la police, écrit par N. de Lamare, édité en 1705, affirme en substance que la police veille au vivant et que le bonheur des hommes devient un élément de la puissance de l’Etat. L’homme est traité comme un objet et la société comme un milieu naturel où l’homme devient un élément prépondérant de par son travail et son utilité. De là germera ce que Foucault a appelé la biopolitique. Et sans doute pouvons-nous voir dans le projet de Sarkozy, chantre du bonheur par l’activité, la poursuite de cette tendance vieille de quatre siècles.
La conclusion de ce magnifique texte de Foucault éclaire l’essentiel du choix opéré par Sarkozy. Le droit et l’ordre sont opposés comme deux domaines de compétences et de rapports entre individus. Le droit relève d’un système juridique, avec au centre du dispositif la loi et son application. L’ordre se rapporte à l’administration, à un ordre bien spécifique, celui de l’Etat. D’après Foucault, les utopistes de l’aube du XVIIe siècle et surtout les administrateurs bien réels du XVIIIe siècle ont rêvé de concilier le droit et l’ordre (p. 1646). Or, poursuit Foucault, ce rêve doit le rester parce qu’il est impossible de concilier droit et ordre. Pourquoi ? Parce que quand c’est le cas, alors c’est sous la forme d’une intégration du droit à l’ordre de l’Etat. Avec ce genre d’analyse, la notion d’ordre juste vantée par madame Royal aurait été rangée au rang d’oxymore. Quant à la politique de Sarkozy, on voit où elle se situe et l’on comprend ses coups de gueule contre les juges, la logique des peines plancher, l’utilitaire de l’objet humain à travers l’immigration choisie ; et le dessein législatif où bien évidemment, un arbitrage se dessine. La raison d’Etat ou la raison de la loi. Maréchal Sarkozy demande les pleins pouvoirs à une majorité UMP dans l’Assemblée.
A propos de Sarkozy, d’aucuns ont pensé au franchissement du Rubicon par les troupes de César enfreignant la loi du Sénat romain. L’allégorie est plus que pertinente. Prenons la prochaine défiscalisation des heures supplémentaires. En droit sinon en esprit, elle transgresse la règle suprême de l’égalité des citoyens devant la loi. Mais Sarkozy n’en a cure, lui qui au nom d’un impérieux dessein économique de la France s’assoie sur ses principes et ses valeurs.
Depuis le moment grec, la société s’est toujours pensée sous l’angle d’une complémentarité mais aussi d’un antagonisme, d’une tension entre l’éthique et le faire, entre les droits humains et les droits positifs (oublions la parenthèse médiévale), avec l’Etat comme sujet de préoccupation politique et philosophique. Le moment moderne, on voit qu’il prend naissance avec l’homme devenu objet de l’Etat et de ses administrateurs. L’application de ce modèle donnera les grands groupes industriels après 1870, avec les techniques permettant d’appliquer l’homme à la machine. Même à l’échelle des citoyens, ce paradigme semble s’être étendu. L’homme jaugé selon l’utilité, représenté comme objet, dont on se sert, mais que parfois on veut écarter quand il empiète sur les terres de proximité. Pour preuve, la politique des centres-ville, avec des plots sur les trottoirs et des bornes mobiles protégeant les hypercentres, comme dans la ville du ministre du Développement durable. Bordeaux, comme d’autres villes, pratique le « nettoyage social », rejetant les pauvres à la périphérie. Des immeubles jugés insalubres sont frappés d’une obligation de rénovation, y compris quand le propriétaire est un modeste héritier sans moyens pour réaliser les travaux ; alors une association liée aux politique rachète le bien en dessous du prix du marché, le rénove, le loue à des gens assez aisés. Ainsi la raison de la Cité l’emporte sur la loi libérale. J’emploie à dessein cette notion, étant évident que la raison d’Etat se décentralise en raison de Cité conformément au principe holographique. La partie reflétant le tout.
Ce dispositif de l’homme objet fonctionne avec l’ordre des désirs, le rêve de toute-puissance de l’enfant, la satisfaction des caprices ; mais aussi le désir d’ordre, jouir en solitaire, l’onanisme social devient la règle dans une société des clients rois. Partout des centres commerciaux. A l’ANPE, faites vos courses, en tête de gondole, nous avons les reclassés de chez Trucmobile, coachés par les soins de nos techniciens de l’employabilité.
Quelques phrases de conclusion. D’abord l’intérêt de lire Foucault qui, selon ses dires, nous a livré une boîte à outils pour analyser le monde. Effectivement, ses écrits, et ici, celui que j’ai utilisé, servent à comprendre le sens des tendances. Ordre et raison d’Etat opposée à raison du droit, Etat opérant sur une société d’hommes-objets. Voilà un premier motif auquel s’ajoute celui d’un Etat relayant les désirs d’ordre d’une société et de ce fait, absorbant peu ou prou le juridique. Le maître de Sarkozy n’est pas Chirac mais plutôt Napoléon. Les commentateurs professionnels ont bien perçu le bonapartisme de cette droite menée par Sarkozy, dont les motifs et ressorts transparaissent de manière éclatante à travers ce long texte de Foucault. Y compris cet utopisme douteux de Sarkozy, son progressisme conservateur et autoritaire. Un Sarkozy qui regrette le déclin de l’autorité mais qui en absorbant (modérément faut-il reconnaître) le juridique dans l’ordre de l’Etat, crée les conditions de déclin de l’autorité. La lecture du traité de Kojève nous instruit sur quatre autorités, celles du juge, du chef, du père, du maître. L’Histoire nous apprend aussi que ces autorités ont pu être complémentaires ou rivales.
Le politique n’épuise pas l’analyse. La tendance observée, de l’intégration du droit à l’ordre, prévaut à l’échelle internationale, et se traduit aussi dans des dispositifs technologiques appliqués à l’homme. Ainsi, on a pu observer que dans le champ de la criminologie, l’individu est moins perçu comme un sujet face au droit, ayant transgressé les lois, qu’un objet déviant analysé par la médecine voyant en lui un écart par rapport à la norme. Le criminel, jadis hors la loi, est devenu peu à peu un malade. La loi, la citoyenneté, cela s’apprend à l’école. Mais d’aucuns ont en tête de déceler les déviances, dès l’école maternelle, avec une équipe médicale censée détecter ce qu’il faut bien appeler les enfants anormaux, autrement dit, en dehors des normes. On voit un peu comment le déplacement du rapport politique entre ordre et droit fonctionne de pair avec la rationalité scientifique appliquée à un individu dont le statut d’homme-objet tend vers l’épistémologique, avec en corollaire l’effacement du sujet classique dont le statut fut juridique et philosophique.
Le mot de la fin à Foucault qui, dans Les Mots et les choses, s’essaya à une étrange parabole, imaginant que l’intérêt des savants pour l’homme avait un début et par voie de conséquence une possible fin. Le sujet humain, promis à disparaître telle une figure tracée dans le sable, puis recouverte par la marée. L’histoire ne s’est pas passée ainsi. L’homme est toujours là, de plus en plus un centre d’étude pour les savants, mais disons qu’on ne regarde plus l’homme de la même manière et que les observateurs sont des scientifiques, usant de méthodes nouvelles. L’Objet a remplacé le Sujet. La fourmilière urbaine, industrielle, fait œuvre de société alors que la communauté éthique s’efface, pour autant qu’elle ait existé dans la modernité. Sans doute au moments forts de la IIIe République, et sans doute, dans l’après-uerre et les Trente Glorieuses qui ont suivi.
Allez, Monsieur le Président, ne soyez pas sévère à mon encontre, je plaide coupable, j’avoue avoir fait preuve l’allégeance à la pensée unique et du reste fort savante du soixante-huitard Foucault et je reconnais que seule votre Excellence saura conduire le peuple français vers son destin de bonheur.
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