Méfiez-vous de l’idéologie !
Jeudi 8 courant, chez Arlette Chabot, N. Sarkozy a mis en garde les Français contre l’idéologie pas moins de six fois. Toutes les idéologies sont dangereuses, insistait-il, sauf la sienne, cela s’entend ... Ainsi, en avril 2006, la libéralisation des services de renseignements téléphoniques (SRT) répondait à la nécessité, jugée impérieuse par la Commission européenne, d’ouvrir à la concurrence une activité jusqu’alors sous monopole du service public. La libre-concurrence et son alchimie miraculeuse étaient censées favoriser la baisse des prix tout en améliorant la qualité des prestations proposées au consommateur. (1) En réalité, la libéralisation des SRT a causé l’effet radicalement inverse de celui tant célébré dans l’euphorie du moment. Aujourd’hui, la facture est salée, les nouveaux opérateurs en pleine tourmente conjecturale, tandis que le service minimum auquel pouvait prétendre le consommateur s’est considérablement dégradé.(2)
Avant la déréglementation des SRT, le « 12 » employait à plein temps plus de 5 000 salariés (3 600 chez Pages Jaunes) sous conditions de travail, et sous statut incomparables. (3) Ce service public satisfaisait les usagers moyennant une contre-partie si raisonnable qu’elle semblait gratuite aux yeux de la plupart des Français. (4) Mieux, le « 12 » répondait, à l’époque, à une demande beaucoup plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’opérateur historique réalisait, en effet, près de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires annuels pour environ 270 millions d’appel sur la même période. (5) Depuis, entre l’essor fulgurant des abonnés haut-débit, et l’opacité dans laquelle sont plongés les SRT libérés, la demande a chuté de 100 millions d’appel en quelques mois. Cela étant, bien avant l’effet dévastateur de l’Internet gratuit, l’ouverture des SRT avait entraîné, en Grande-Bretagne, une chute de 40 % du marché, et jusqu’à 50% dans les cas de l’Espagne et de l’Italie. (6)
I. Les mérites de la déréglementation systématique des marchés sont constamment vantés par N. Sarkozy, pas plus tard que jeudi de nouveau exposés lors de l’émission politique d’Arlette Chabot. Force est de constater que pour le 118, l’alchimie n’a pas du tout fonctionné. Depuis des mois, les associations de consommateurs dénoncent les numéros compliqués à retenir, les tarifs opaques, le taux élevé de réponses aléatoires, et surtout, les manoeuvres peu orthodoxes destinées à fourguer au consommateur un service supplémentaire, généralement surfacturé, dont il n’a, le plus souvent, strictement aucune utilité. (7)
II. Non seulement la qualité du service s’est détériorée, mais les tarifs sont devenus prohibitifs. A l’instar de l’Espagne, où les prix ont doublé en trois ans, la déréglementation a eu pour conséquence directe une augmentation du tarif des prestations. Ironie du sort, tenez-vous bien, ceux qui, comme Pages Jaunes, ont joué à fond le jeu de la concurrence se retrouvent Gros-Jean comme devant, même perdants. Ainsi, selon Michel Datchary, directeur général du groupe Pages Jaunes, « Nous étions les moins chers, ceci ne nous a pas donné d’avantages sur le marché ». En jouant le jeu de la concurrence, Pages Jaunes a tout bonnement perdu des millions d’euros que le groupe entend résolument récupérer au cours de l’exercice 2007. (8) Chez SFR, cinq minutes coûtaient déjà 1,6,euros lors de l’ouverture du marché, le même service coûte aujourd’hui 3,05 euros (1,35 euro l’appel + 0,34 euro par minute). Il faut comparer ces tarifs proprement exorbitants avec ceux de l’ancien « 12 » - 0,90 euro l’appel sans mise en relation - pour mesurer pleinement la dimension de ce qu’il y a lieu de qualifier légitimement d’arnaque.
III. L’impérieuse nécessité d’éradiquer le gaspillage sert, trop souvent, de prétexte à la privatisation des services publics, y compris lorsqu’ils apparaissent relativement invisibles comme l’était le « 12 ». En réalité, le plus souvent, la facture économique et sociale s’avère rapidement exorbitante comme l’atteste le bilan de la privatisation dans de nombreux dossiers où de nombreuses entreprises publiques françaises ont été bradées sur l’autel de la libre-concurrence. (9) C’est ainsi qu’en un an seulement, les dépenses de publicité des opérateurs téléphoniques ont atteint près de 250 millions d’euros ! Ce chiffre représente 11 % des investissements publicitaires globaux (2,1 milliards d’euros l’an). Actuellement sur le marché des SRT, pour un euro dépensé, un euro est gaspillé dans la pub. (10)
Au chiffre d’affaires réalisé chaque année par l’ancien « 12 » , il faudrait, pour être objectif, réintègrer annuellement 250 millions d’euros de revenus d’activité puisqu’il fonctionnait correctement sans la nécessite de recourir à cette stratégie publivore, et pour cause. Certes, ces dépenses de publicité sont incontestablement dues à la genèse d’un marché soumis à une concurrence impitoyable, mais il serait illusoire d’espérer qu’elles diminuent de façon significative une fois le marché stabilisé. Selon Philippe Vidal, directeur de l’Unité d’affaire chez France Télécom, en, 2007, « Les 118 ne seront plus des numéros de renseignements téléphoniques mais de renseignements tout court, présents sur le Net comme Pages Jaunes. Et il faudra bientôt compter sur ce marché avec la concurrence de géants comme Google ou Yahoo ». Par conséquent, deux ou trois entreprises sur un marché soumis à la concurrence formelle doivent se battre à coups de millions d’euros en communication pour subsister. Les SRT n’échapperont pas à cette constante. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer ce que les trois leaders mondiaux de l’équipement sportif ont investi en communication lors de la Coupe du monde 2006, pour se rendre à l’évidence des sommes exponentielles mises en branle par ces géants lorsqu’ils s’affrontent. (11) Évidemment, l’argent gaspillé par ces entreprises pourrait être utilisé à tout autre chose qu’à matraquer le quidam de slogans débiles.
IV. Quant à la doctrine libérale originelle inscrite, cela mérite d’être rappelé, dans la législation française depuis 1791, (12) elle prône la liberté du commerce à travers une saine ouverture des marchés à la concurrence parfaite. Or dans les faits, l’ouverture des SRT à la concurrence telle qu’elle est pratiquée favorise la concentration du marché autour de quelques entreprises empressées de le rendre invincible aux nouveaux investisseurs. Actuellement, trente entreprises survivent dans cette jungle moderne, (13) mais seulement quatre d’entre elles jouent un rôle significatif. "Je pense que trois ou quatre acteurs resteront sur le marché", explique Valérie Schwartz, directrice des Pages Jaunes. Loin de favoriser la concurrence parfaite, un tel processus nourrit l’émergence d’ententes illégales et encourage les positions dominantes. Il va sans dire que dans le langage néolibéral, deux entreprises élaborent des « accords de gestion » même lorsque leur collaboration tend à verrouiller le marché. (14)
V. Quant à la question des emplois, le verdict est, lui aussi, sans équivoque. Certes, France Télécom n’a procédé à aucun licenciement sec, mais il n’existe aucune comparaison entre le statut des opérateurs historiques du « 12 » et les emplois créés par les nouveaux arrivants. J’évoque ici l’emploi français, car la plupart des opérateurs ont surtout créé des sous-emplois à l’étranger, préférant les régions du monde où les exigences sociales sont minimalistes. Il y aurait, au moins, un fond de satisfaction à surpayer un service dans l’intérêt de populations méritantes qui aspirent légitimement à améliorer leur condition de vie, s’il ne s’agissait, en réalité, que d’engraisser des actionnaires profitant de la misère des pays que l’on nomme ironiquement « émergeants ». Des actionnaires qui, de surcroît, ne sont jamais satisfaits même lorsque les entreprises réalisent des bénéficies tout à fait honorables.(15) Ne serait-ce que par leur simple présence, exclusivement motivées par des considérations illégitimes et cupides, ces entreprises, loin d’exporter la richesse et le bien-être, favorisent dans les pays en voie de développement la paupérisation et la misère de la condition humaine.
En conclusion, que sont devenues nos entreprise publiques depuis les vagues successives de privatisations de ces dernières décennies ? Sauf une succession de déboires et de restructurations qui n’ont, dans la plupart des cas, servi ni l’intérêt de l’entreprise, ni celui de ses partenaires, pas plus que celui de ses salariés, mais au contraire, trop souvent mis en péril sa propre pérennité. Tant de fleurons de l’industrie française purement et simplement sacrifiés, sous-évalués, dans des secteurs en pleine expansion, comme chez feu Alcatel, où des ingénieurs français à la pointe de la connaissance apprennent effarés qu’on s’apprête à les licencier. (16) Quel avenir pour EDF, leader européen de la production, de la distribution, et de la commercialisation d’électricité et gaz naturel aux mains de cette racaille financière ? (17) Que va devenir le réseau autoroutier français maintenant qu’il est privatisé ? Serait-il devenu le deuxième réseau autoroutier d’Europe derrière l’Allemagne si l’argent versé pendant des décennies par les automobilistes, si la juste contibution au service existant avait servi à engraisser des actionnaires plutôt qu’à promouvoir l’expansion et la maintenance d’un réseau ultra-moderne ? (18)
La tragi-comique épopée du 118 est autant une perte financière que la mise en oeuvre implacable d’une idéologie jusqu’à l’idiotie économique. L’idéologie de la libre-concurrence sacralisée et poussée jusqu’au paradoxe, ou comment l’utopie ultralibérale contribua à détruire quelque chose qui fonctionnait correctement pour le remplacer par ce qui coûte plus cher, grossit dans le désordre et prospère grâce au gaspillage. Toute la dimension tragique de cette affaire se résume, finalement, à la casse volontaire et systématique d’un service public simplement parce qu’aux yeux de quelques fanatiques, il commettrait le crime de propager en France l’égalité et l’idée d’une certaine cohésion sociale. Méfiez-vous de l’idéologie, clamait Nicolas chez Arlette s’adressant au quidam Paulo. Qui ne croyait si bien dire, et si bien entendu de tous les Paulo, n’en doutons pas un seul instant.
1.La libre-concurrence, synonyme de liberté économique, doit elle être totale (concurrence formelle) - quitte à qualifier encore de concurrentiel un marché dans lequel apparaissent des entreprises d’une telle dimension qu’elles exercent de fait un monopole absolu - ou bien la libre-concurrence consiste-t-elle à ériger des normes destinées à empêcher toute forme de monopole y compris celui d’une entreprise objectivement plus performante que feu ses concurrentes (concurrence réelle ou plus communément appelée « concurrence parfaite ») ?
2. Actuchomage
3. http://www.silicon.fr/fr/silicon/news/2006/07/24/pagesjaunes-finalement-cedees-kkr ou http://www.linternaute.com/imprimer/acheter/interview/france_telecom/060330chat.shtml
4. Selon Michel Datchary, DG du groupe Pages Jaunes « Les Français pensaient qu’ils avaient le 12 gratuitement » Pour C. Tonlorenzi, (Telegate France), ils n’avaient pas conscience « que les renseignements sont payants alors qu’ils avaient longtemps pensé que, faisant partie du service de base, ils étaient gratuits ».
5. Le Figaro
6. http://www.francebourse.com/fiche_news_962.fb
7. http://www.silicon.fr/fr/silicon/news/2006/04/02/12disparait-debouchera-foire-dempoigne-118
8.http://www.lexpansion.com/NLTech/4466.18.154223.htmlou http://www.allo118.com/2007/02/16/les-discretes-augmentations-de-prix-des-118/
9. France Télécom encaissera 3,3 milliards d’euros pour sa filiale Pages Jaunes valorisée à 6 milliards d’euros ! http://www.silicon.fr/fr/silicon/news/2006/07/24/pagesjaunes-finalement-cedees-kkr -
10. http://www.francebourse.com/fiche_news_962.fb
11.http://www.lexpansion.com/art/134.0.137919.0.html- http://www.allo118.com/2006/05/09/hausse-de-109-de-la-publicite-a-la-television-en-avril/
12. http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Le_Chapelier
13. www.challenges.fr/france/chall_310856.html - www.silicon.fr/fr/silicon/news/2006/04/02/12disparait-debouchera-foire-dempoigne-118 - http://www.silicon.fr/fr/silicon/news/2006/03/07/france-telecom-obtient-condamnation-118-218 ou http://www.telesatellite.com/infos/idisp.asp?i=2506 -
14. http://www.allo118.com/2007/02/16/le-118-008-patine-pagesjaunes-reprend-le-118-007-dallo-bottin/
15. Nouvel Obs
16. L’express n°2905, 8 mars 2007, « Télécoms Tchuruk la scoumoune ».
17. http://www.edf.fr/100002i/Accueil-com/presse/reperes/presentation-du-Groupe.html
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